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le travail, sur l’économie et sur la capacité, par conséquent sur la justice. Comment ai-je fait mon chemin moi ? Ce qui te manque, vois-tu, c’est de l’ambition ; aies-en, ça te sauvera. Ma foi ! tu es plus fou que je ne pensais. Je me disais Les jeunes gens aiment à déclamer, ça les amuse ; Jean a cette manie, mais elle passera. Mais, en vérité, quand je te vois prendre pareils rêvasseries au grand sérieux, jusqu’à… ma foi ! ça me semble grave, ça m’inquiète pour tout de bon. Tout ça c’est bon — dans les livres ; mais il faut prendre la vie plus simplement, diable ! Il faut sortir de ces folies, mon garçon ; elles ne sont pas saines, et ça pourrait finir mal !

Ayant ainsi, quelque temps encore, admonesté son neveu, Brafort lui souhaita le bonsoir et revint très-soucieux près de sa femme.

— Croirais-tu, lui dit-il, que la raison de Jean me cause de grandes inquiétudes ? Ne l’ai-je pas trouvé tout à l’heure pleurant sur ce qu’il dit que le monde va mal ?

— Ce n’est pas possible ? dit Eugénie, qui s’arrêta de mettre ses papillotes et prit un air ahuri.

— C’est comme je te le dis. Moi aussi d’abord je ne pouvais pas le croire ; mais ensuite j’ai bien vu qu’il disait la vérité.

— Est-ce qu’il est fou ?

— Ma foi j’en ai peur.

— Car enfin cela n’est pas naturel. S’il avait eu quelque ennui, à la bonne heure. Tu ne lui as rien dit de désagréable ?

— Rien du tout. C’est un songe-creux ; il se monte la tête avec ces diables de théories. Mais, malgré ça, prendre ses imaginations au sérieux à ce point-là, ça me parais grave. Autre chose est la vie, autre chose la philosophie et les idées.

— Assurément, répéta Eugénie d’un ton convaincu, cela n’est pas naturel.

Et les deux époux s’endormirent dans cet accord.

À dater de ce jour, Brafort, sérieusement inquiet de son neveu, s’occupa de lui trouver un emploi qui le fit vivre dans le monde et l’arrachât à ses chimères. Une fonction du gouvernement lui sembla le meilleur frein contre la rêverie, et le meilleur stimulant pour l’ambition, en même temps qu’une bonne école d’optimisme. Il en écrivit donc à Paris, et en attendant ne perdit pas une occasion d’agir, par de sages maximes, sur le cerveau malade de Jean. C’est ainsi qu’il ne cessait d’appuyer en toute occasion sur la différence radicale qui existe entre la pratique et la théorie ; qu’il se répandit en sages considérations sur l’arrangement providentiel et profond des choses de ce monde, où chacun reçoit la laine selon le froid, où les conditions les plus élevées et les plus brillantes sont les plus sujettes à déchoir et les plus hantées de soucis, tandis que sous l’humble chaume…

Il se procura les Compensations d’Azais, et en fit le sujet de ses études et de ses conversations. Poussé à bout de patience, Jean lui demandait :

— Mon oncle, consentiriez-vous à éprouver, sous l’habit d’un de vos tisseurs, cette égalité compensée ?

Brafort, un peu interloqué d’abord, alléguait que ses idées étaient bien différentes de celles de ces hommes, ainsi que ses aptitudes ; qu’il ne prétendait pas que le classement pût se faire indifféremment, et il insinuait avec modestie qu’aux gens supérieurs les postes principaux vont de droit. Il parlait aussi de la nécessité des hiérarchies, des impossibilités naturelles de l’égalité, etc…, etc.

Un coup de foudre l’interrompit : la Révolution ! le grand ministre renversé, la monarchie bourgeoise par terre, et ce mot fantastique, terrible, fulgurant la République ! Au cri d’enthousiasme poussé par Jean, répondit le cri de désespoir de Brafort. Il n’y pouvait croire ; non, cela n’était pas possible. La République ! c’est-à-dire le sang, l’orgie, le pillage, le bonnet rouge, l’échafaud ! D’autres Robespierre et d’autres Danton ! Les clubs !… les têtes promenées au bout d’une pique ! la Terreur ! Non, la France ne pouvait souffrir le retour de ces saturnales. Il fallait marcher sur Paris, rétablir le roi, noyer dans le sang des coupables… Et plutôt que de voir recommencer les excès révolutionnaires, il mettrait tout à feu et sang !

Brafort résumait ainsi ses sentiments devant Eugénie, mourante de peur, quand, un domestique entrant, il s’arrêta. L’ardeur n’exclut pas toujours la prudence. Un observateur en eût tiré pour les destins de Paris un bon augure. Le fait est que Brafort, quoique maire, et si prompt d’ordinaire à prendre des arrêtés, ne bougea pas. Il tendait l’oreille aux bruits, et attendait.

En ces temps, même pour les convaincus tels que Brafort, c’est du dehors que vient l’impulsion, et c’est le fait qui dicte ses ordres à la conscience. Sans un petit groupe d’imitateurs, qui lance le cri, la parole, ou qui fait l’action, on verrait des millions de gens, l’oreille à terre, écouter leur propre silence, et attendre, inquiets, le signal qui doit sortir de leurs bouches, mais que nul ne croit pouvoir donner le premier. On l’a reçu si longtemps.

Brafort convoqua pourtant le conseil municipal. Mais cette séance n’offrit de mémorable que le tableau que nous venons d’esquisser. Il y eut des velléités belliqueuses, d’autres libérales ; mais la plupart des discours forent embrouillés, oscillants ; on ne conclut pas : le préfet n’avait pas parlé. Brafort, disons-le à sa gloire, fut le seul qui se compromit : il venait de lire les proclamations du gouvernement provisoire et ne se connaissait plus. Le peuple maître, encense ! Tout citoyen, magistrat ? La liberté, l’égalité, la fraternité ; le peuple devenu a devise et mot d’ordre. » Mais c’était l’anarchie ; le gouvernement de la populace, le renversement de toute sage autorité. Monsieur de Lavireu lui fit observer en souriant que le peuple a devise et mot d’ordre, » ça ne tirait pas à conséquence, que depuis des siècles les devises ne servaient qu’à envelopper… autre chose.

— Ne sentez-vous pas, ajouta-t-il, qu’il faut calmer les masses soulevées ? Ce gouvernement, jusqu’ici, me paraît sage et rend des services à l’ordre. Il ne faut pas l’entraver.

La résignation souriante, un peu narquoise, de ce noble, calma quelque peu, en les étonnant, les bourgeois effrayés. On attendit encore. Les décrets se succédaient alors avec les heures. La convocation prochaine d’une assemblée nationale rassura sur les craintes d’anarchie causées par la dissolution des anciens pouvoirs. Mais, quand arriva le décret par lequel le gouvernement provisoire s’engageait à garantir du travail à tous les citoyens, et rendait aux ouvriers le million de la liste civile, alors se fut le spectre du socialisme qui se dressa devant les yeux des fabricants épouvantés. Brafort en fut hors de lui. Quoi l’utopie, la chimère, surgissaient de leur néant et venaient prendre la forme et l’autorité du fait ! L’ouvrier, cet outil, qu’ils méprisaient, allait devenir le favori du régime nouveau !…

Toujours prompt et sanguin, Brafort parla d’émigrer, de vendre… mais, en de pareils temps, c’était sa ruine. Il se prit aux cheveux. Eugénie, le voyant tourner au cramoisi, s’effraya, commanda un bain de pieds et lui fit avaler de l’eau des carmes. Puis, en bonne et prévoyante épouse, elle courut au-devant du journal qu’on apportait et s’en empara.

— Mon journal ! cria Brafort ; je veux tout savoir. Ont-ils décrété le pillage ?

Il fallut le lui remettre. D’une main tremblante à la fois de peur et de colère, il le déplia.

— Quoi ! Qu’est cela ? Comment donc ?… Des généraux, des maréchaux de France qui adhèrent à la république ! Est-ce possible ?

Brafort se frotta les yeux.

— À moins que ces adhésions n’aient été arrachées