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ce simple échange de paroles qu’exigent au même foyer les relations matérielles. Brafort s’en plaignait ; il avait rêvé naturellement de trouver en son neveu un reflet de lui-même, un auditeur complaisant qui pût lui fournir la réplique et l’approuver, ou du moins ne controverser que juste assez pour alimenter la causerie ; aussi le mutisme de Jean et ses opinions, qui en étaient cause, étaient-ils, aux yeux de l’oncle, une preuve amère de l’ingratitude de son neveu. Il en souffrait. La solitude morale que produit infailliblement. l’égoïsme est en effet une des plus grandes tortures de l’homme. Cette réplique qui lui manquait, Brafort allait parfois jusqu’à la demander à Eugénie. C’était contrevenir à la loi sacrée qui défend aux femmes de s’occuper de politique ; mais quel homme est toujours parfaitement conséquent avec lui-même ? Et puis l’infraction n’avait pas de conséquences graves : Eugénie, en pareil cas, ne répondant que par des locutions d’une indifférence glaçante ou par des bâillements décisifs. Brafort s’emportait alors contre la frivolité des femmes, en y joignant des imprécations contre la présomption des jeunes gens. Il vivait peu chez lui et donnait souvent à dîner.

Celui pourtant qui souffrait le plus de cette réserve, c’était Jean. Ce n’était point une de ces natures qui se délectent dans leur fierté et se nourrissent volontiers de joies solitaires. À côté de la recherche intime et ardente du vrai, et correspondant à elle, un besoin d’expansion, plus ardent encore, existait en lui ; la joie d’acquérir n’existait pour lui qu’inséparable du bonheur de donner. Mais, ces susceptibilités étant aussi vives que ses sentiments étaient profonds, il redoutait des luttes inutiles, où, sans être même entendues, ses croyances les plus chères seraient insultées. Puis maintenant sa rêverie avait pris une forme vivante, unique, avec laquelle, dans le secret de son cœur, il s’entretenait délicieusement. C’était l’image de Baptistine.

Depuis leur rencontre fortuite dans les rues de R… ils ne s’étaient vus, comme à l’ordinaire, qu’à la classe du soir, où forcément leurs rapports étaient restés les mêmes. Les mêmes extérieurement, mais pour eux quelle différence ! Ces actes habituels, ces mots insignifiants recouvraient chaque soir un poëme d’émotions intimes ; lorsqu’ils s’adressaient la parole, c’était avec des inflexions dont seuls ils percevaient la tendresse ; leurs mains parfois s’effleuraient… par hasard, et ils gardaient un long silence plein de trouble, pendant lequel ils entendaient battre leurs cœurs. Une communication constante s’était établie entre eux par l’électricité du regard, et, si peu que cela eût été pour d’autres, pour eux ce bonheur de se voir, de s’entendre, de s’effleurer chaque soir quand le maître se penchait sur le cahier de l’élève ; ce bonheur leur suffisait au point de leur sembler presque foudroyant, et ils auraient eu presque peur d’en obtenir davantage.

Quelquefois cependant Jean ralentit le pas ou allongea son chemin dans l’espoir de rencontrer une seconde fois Baptistine ; mais la pensée de cette rencontre lui causait tant d’émotion, qu’aussi longtemps qu’il en gardait l’espérance, il la redoutait, et n’éprouvait de regret qu’après un certain soulagement. Ensuite, il est vrai, il se disait avec amertume que Baptistine évidemment ne cherchait pas à le voir ; qu’elle l’évitait même, que peut-être elle ne l’aimait pas, qu’il s’était trompé ; il se livrait à l’inquiétude, à l’angoisse ; mais le lendemain, quand le regard de la jeune fille rencontrait le sien et se baissait, mais seulement après lui avoir versé l’amour, la certitude même, dans un rayon de lumière, il se sentait embrasé de foi, de bonheur, et ne doutait plus.

Oui, Baptistine l’aimait ; mais alors pourquoi était-elle si triste ? Car un accablement évident luttait en elle avec les joies de l’amour. On eût dit une fleur battue d’un vent âpre à l’heure où elle va s’épanouir. Pourquoi cette tristesse ? Jean eût voulu le savoir ; mais ce n’était pas dans la classe qu’il pouvait s’en expliquer avec Baptistine, et, quant à l’aller trouver chez elle, dans l’humble réduit qu’elle habitait au milieu de vingt autres logements à peine séparés par des cloisons, sorte. d’alvéole dans une ruche, c’eût été vouloir éveiller contre elle tout un essaim de propos ; c’eût été lui manquer de respect et la compromettre, et l’amour et la timidité s’unissaient victorieusement pour interdire à Jean une pareille démarche.

Il laissait donc les jours s’écouler. À côté de ces émotions, d’autres l’agitaient encore puissamment. Les débats de la chambre le passionnaient comme son oncle, mais en sens inverse. Ces révélations accumulées d’une corruption des consciences érigée en système de gouvernement, les récriminations, les protestations, les menaces, tout cela retentissait en lui sans aucune atténuation et déchaînait toutes ses énergies. Il n’en constatait pas moins l’oubli, à ces surfaces qui se disent les hauteurs de la pensée, des droits, des intérêts, de l’existence même des masse populaires, et de la morale la plus simple et la plus profonde, celle des rapports de justice et d’égalité entre tous les êtres humains. Dans sa conscience si pure et si développée, il put sentir même, derrière les élans apparents de secrets calculs, d’autres ténèbres dans ces clartés et sous les feintes générosités d’autres égoïsmes. Il mesurait la distance qui séparait la réalité de son grand rêve de justice et d’amour, et soupçonnait entre eux un abime.

Un soir, Brafort, entrant dans la chambre de Jean, le trouva plongé dans une rêverie profonde. Il était assis, tenant à la main un journal qu’il ne lisait plus, et sous l’ombre de son front penché, de grosses larmes coulaient sur ses joues. Brafort n’était pas sans affection pour son neveu. Inquiet de ce chagrin, il en demanda la cause. Jean ne pouvait refuser à l’amitié de son oncle cette explication, ni lui substituer un mensonge. Il avoua donc sans détour, mais non sans effort, que ces larmes lui étaient arrachées par le spectacle de l’état moral du monde.

— Hein ? s’écria Brafort, étourdi.

Jean répéta son affirmation en d’autres termes.

— Tu te moques de moi ? s’écria Brafort.

— Eh quoi ! mon oncle, vous ne pouvez admettre…

— Je n’admets pas qu’on pleure de ces choses-là ; non, parbleu ! ce n’est pas dans la nature. On ne m’en fait pas accroire par de telles fariboles, et tu aurais pu mentir avec plus d’esprit.

— Vous ai-je donné le droit de douter de ma parole ? dit Jean en rougissant. Eh quoi ? vous ne sauriez comprendre que les plus grands intérêts de la vie puissent causer autant d’émotion que les intérêts secondaires ? Vous serez bouleversé par le spectacle d’un meurtre. Ne puis-je être navré par la contemplation de tant d’agonies causées par la misère, et de tant d’œuvres de violence et d’injustice ? Vous avez souffert du départ de votre fille ; je pleure sur tant d’enfants venus en ce monde pour y vivre, comme les autres, de lait et de baisers, et qui meurent faute d’en avoir ; sur tant de filles perdues, sur tant d’hommes dévorés par la boucherie guerrière, sur tant de hontes et tant de douleurs. Ne voyez-vous pas que la souffrance et le mal sont la règle, hélas ! dans la vie humaine.

— Ta ! ta ! ta ! Quand ça serait vrai que diable, veux-tu faire à cela ? demanda Brafort.

— Parfois mon cœur se soulève, répondit Jean, et je voudrais courir le monde en prêchant la justice, l’amour, la fraternité.

— Tu fais bien de l’arrêter, mon garçon, car tu n’irais, à coup sûr, pas plus loin que Charenton. Mais écoute, mon pauvre Jean, il faut que tu aies lu des choses absurdes, qui, dans la pauvre tête que tes parents t’ont donnée, ont produit l’effet de l’huile sur le feu. Tu me parais être sur une triste pente, et je vois qu’il faut que je te lance dans ce monde dont tu parles sans le connaître. Tu sauras alors que tout y est fondé sur le droit, sur