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ans, quinze ans de travaux forcés, lui prendre toute sa jeunesse. Là, sans liberté, sans air, presque sans lumière, et durement traité, lui qui aime tant à courir… où il veut. Mon Dieu ! il n’a que la liberté : ce serait infâme pourtant de la lui prendre ! Oh ! je vous en prie, je mourrais sans le revoir ! C’est mon fils. J’irais bien le réclamer, moi… mais… hélas ! ils me jetteraient dehors avec mépris. Si bas qu’il soit, je lui ferais encore tort ! tandis que vous… vous pourriez le protéger, le sauver ! Comment ne le voudriez-vous pas ? car enfin vous êtes son père !

Brafort se leva.

— Êtes-vous folle ? Pensez-vous que j’irai me déshonorer en avouant un pareil fils ! Moi ! non, non ! J’en rougis de honte, et je le renie. Ce misérable n’est pas mon fils !

— Il l’est, je vous le jure, il l’est ! Voyez son âge… Vous savez bien… vous ne pouvez pas en douter. C’est votre devoir de le sauver.

Elle se traînait à genoux.

— Malheureuse ! vous ignorez… Tenez, c’est cette malle qu’il a brisée. Il eût été capable de m’assassiner. Arrière ! vous et lui, vous n’êtes que la lie de la société. Laissez-moi, j’ai horreur de vous !

— Ah ! c’est toi qu’il a volé : tant mieux ! tant mieux ! Tu lui devais assez pour cela… Bon ! le petit n’est point voleur ! Ah ! vraiment !… Eh bien ! quand même il t’aurait assassiné. Qu’est-ce que tu as fait ! toi ? Ne lui as-tu pas donné la vie ? N’est-ce pas bien pis ? La vie pour souffrir ; pour être méprisé, pauvre, misérable, affamé, battu ; pour grelotter dans l’ombre et le froid, à côté du soleil des autres, pour n’avoir dans le cœur plus rien que du fiel ! Oh ! assassiner est plus honnête. Ah ! nous te faisons horreur à toi ! À qui la faute ? Ne m’avais-tu pas promis le bonheur, l’amour ; et puis qu’as-tu fait ? Tu m’as jetée dans la boue. Eh bien ! le petit t’aurait tué, qu’il aurait bien fait ; tous les pères tels que toi devraient être voles et assassinés par les malheureux qu’ils ont mis au monde !

Elle s’était relevée, et, furieuse, épouvantable, elle marchait sur lui, forte de sa haine. Elle était comme l’animal acculé dans sa tanière et qui, fort ou faible, n’a plus autre chose à faire que mordre et déchirer. Que pouvait craindre une pareille femme, tombée au dernier degré de l’abaissement et du malheur ? quelle punition pouvait la frapper ? quel bien restait-il à lui ravir ?

Brafort le sentit ; il eut peur. Appeler, c’était se déshonorer lui-même. Il se fit d’une chaise un bouclier, recula jusqu’à la porte, l’ouvrit, la referma, s’enfuit, et erra dans Paris toute la journée. Il avait signé sa déposition au greffe et annoncé son départ. Le soir, il rentra furtivement à l’hôtel, fit sa malle en toute hâte, et se fit conduire à la gare du Nord, où il prit l’express pour Lille.

Il ne respira qu’en rase campagne. Brrrr ! quels dangers ! Quelle folie à lui d’avoir, sur de ridicules soupçons, remué cette vase infecte, où sa considération pouvait s’engloutir.

Au milieu de ces pensées, il éprouvait un sentiment âcre et pénible à songer que dans cette vase, dans cette lie sociale, comme il disait, s’agitait un être qui avait en lui son principe et ses attaches. Bah !… si l’on voulait chercher. Nous sommes tous, comme on dit, fils d’Adam. Mais ce qui sépare les hommes et fait la race véritable, se dit-il en se rassurant, c’est la conduite, la moralité, les principes !

Il en conclut qu’il se devait à lui-même, à la morale et à sa famille, de n’avoir aucun rapport désormais avec cette ignoble femme et avec son fils. Tout au plus pourrait-il le faire recommander au directeur de la maison pénitentiaire où il serait enfermé. Après tout, ce drôle serait là logé, nourri, vêtu ; c’était un asile. Quant à la prostituée, un homme d’honneur pouvait-il salir sa pensée de la préoccupation d’une telle créature ?

Ces sages réflexions faites, Brafort se sentit plus tranquille. À mesure qu’il approchait de Lille, il se sentait rentrer en possession de son véritable état d’homme important, respectable et considéré, et, malgré de si tristes aventures, il revenait débarrassé d’un grand poids. En même temps, grâce à l’épouvante qu’il avait eue, il se sentait désormais de la répugnance pour Baptistine. En revoyant ses pénates, il se dit avec attendrissement que le bonheur pur et vrai ne résidait point ailleurs que dans la famille. Malheureusement il retrouva Eugénie plus triste et plus acariâtre que jamais. Le départ de sa fille ôtait désormais toute consolation et tout objet à cette vie monotone et vide. Maximilie au moins était-elle heureuse ? De loin en loin, ses parents recevaient d’elle une lettre courte et contrainte. Toutefois cette lettre était signée baronne de Labroie, et cela les réconfortait beaucoup.



VII

CATASTROPHE DE FÉVRIER.

Une grande joie, nous l’avons dit, avait été donnée à Brafort. Il était maire de R… C’était un surcroît de travail, mais si doux ! Un amant qui soutient entre ses bras une femme adorée se plaint-il d’en sentir le poids ? Brafort pouvait-il maudire des paperasses qui reproduisaient incessamment ces mots délicieux et solennels « Nous, maire de R…, signé Brafort. » Et puis, comme dans toute fonction d’ordre supérieur, n’y avait-il pas là un homme entendu, patient, obscur et utile, pour épargner à son chef le plus gros de la besogne ? Le secrétaire de la mairie avait presque toutes les charges, et Brafort seul jouissait des honneurs et des plaisirs de l’emploi. Il présidait, et avec quelle dignité ! — le conseil municipal ; constatait les contraventions, sermonnait les délinquants, rendait des arrêtés obligatoires pour les habitants de la ville, qu’il n’était pas éloigné de considérer comme ses sujets, surveillait les débiteurs, protégeait les mœurs, maintenait l’ordre, recevait les rapports du garde champêtre et du commissaire de police, donnait des dîners officiels… et traitait avec le préfet comme font entre eux gens de même race, comme un duc régnant vis-à-vis d’un empereur.

Est-il nécessaire d’ajouter que la politique du règne avait un soutien dévoué dans Brafort ? Monsieur Guizot était son Dieu. Cette solennité dans la petitesse, cet orgueil dans la vanité, cette audace de front sur cette faiblesse d’âme, et ce pédantisme dans la corruption, chatouillaient son âme. Toute cette draperie l’éblouissait. Il tâchait de se rendre digne de servir sous les ordres de ce grand homme, et se montrait, à son imitation, aussi rogue envers du troupeau des administrés que servile à l’égard des hauts fonctionnaires chargés tondre et de le conduire. L’agitation des banquets. dont Lille en particulier fut le théâtre lui semblait un crime contre la majesté royale et l’ordre social, et il affectait de la mépriser, bien qu’elle l’irritât profondément. Brafort était d’ailleurs persuadé du triomphe de l’ordre sur les passions aveugles et ennemies, et s’associait de cœur à tous les votes de la majorité contre l’opposition.

Mais, dans ces débats ardents qui enfiévraient le pays, force était à Brafort de chercher des interlocuteurs en dehors de sa famille. Les différences ridicules d’opinions qui existaient entre lui et son neveu, et qui déjà plusieurs fois s’étaient accusées par des discussions violentes, avaient fait prendre à Jean la résolution de garder le silence devant son oncle sur tous les points importants ; et leurs conversations n’étaient plus que