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le chapeau enfoncé sur les yeux, jetant autour de lui des regards défiants, arrivant ainsi, en effet, à attirer les regards et de plus en plus troublé. Il marchait à la folie.

Hors de lui, épuisé de tourments et d’insomnie, un soir, dans un café du Palais-Royal, il chercha la force ou l’oubli, dans les liqueurs et se grisa. Puis il sortit, un peu trébuchant. Autour de lui, Paris flamboyait ; les voitures, courant avec leurs lumières, lui semblaient des monstres fantastiques ; l’ivresse, comme un voile sur ses yeux, décomposait les rayons et faisait, pour lui, danser les objets dans un brouillard lumineux. L’air froid lui serrait les tempes ; ses oreilles bourdonnaient, sa pensée s’était endormie, et il chantonnait.

Il traversa la cour du Louvre, suivit le quai et s’engagea sur le pont Neuf. Mais peu à peu le froid le dégrisait et en même temps il se sentait dans les jambes une lassitude extrême ; il s’assit dans un des demi-cercles, sur le banc de pierre, et appuya sur le parapet son front brûlant.

Mais, à mesure que les vapeurs de l’ivresse se dissipaient, le démon intérieur se réveillait, et Brafort sentait de plus en plus profondément sa morsure. Alors il s’attendrit sur lui-même, se dit qu’il était bien malheureux, et se prit à pleurer. Quoi ! se voir frappé d’une telle honte et d’un tel malheur, lui, un homme honorable, considérable ! même, pouvait-on dire, un de ces industriels de qui dépendent la fortune et la prospérité de la France, honoré des fonctions administratives, élu de sa ville, et beau-père d’un grand seigneur ! Lui ! devenu un de ces coupables que poursuivait l’antique Némésis, odieux à lui-même, chargé d’un de ces forfaits épouvantables qui passent en légende pour l’effroi de l’humanité ! Séducteur et amant de sa propre fille !

Il sanglotait et accusait la fatalité comme eût fait un Œdipe ou un Atrée. Car, encore une fois, ce n’était pas d’avoir abandonné son enfant qu’il s’accusait ; ce n’était pas de l’avoir jetée sans appui dans la vie, et vouée d’avance à l’outrage et au déshonneur ; ce n’était pas d’avoir abusé de la misère de jeunes créatures pour les flétrir ; il n’accusait que ce hasard qui avait amené dans ses bras sa propre fille, et c’est ce hasard seul qui faisait de lui un criminel.

Que veut-on ? N’avait-il pas été élevé comme le sont encore les générations actuelles, dans les doctrines de la grâce, du péché originel, des répartitions monarchiques et providentielles, de l’arbitraire à toutes doses ? et il était de ces champs fertiles où la semence ne tombe pas en vain. Tous d’ailleurs, ne gardons-nous pas plus ou moins, le pli de nos impressions premières ? Qui serait tenté de le nier, qu’il contemple le gâchis de ce siècle, fruit superbe de l’éducation antique appliquée au développement des principes nouveaux.

Dans sa douloureuse exaltation, Brafort en arrivait à des imprécations sur le ton d’Oreste, quand il entendit un bruit léger derrière lui. Quelles que fussent ses préoccupations, comme il avait avec la réalité des attaches profondes, il y rentrait toujours facilement. Devenu attentif, il sentit le frôlement d’une main qui se glissait dans sa poche ; il saisit cette main vivement, et, subitement remis par la secousse en possession de toutes ses forces et de toutes ses facultés, il lutte contre le voleur, et le collant contre le parapet, le réduisit à demeurer immobile.

Pendant la lutte, des jurons énergiques échappés à l’agresseur prouvaient qu’il avait compté sur une proie facile.

— Eh ! le b…, pas si ivrogne qu’il a l’air !

Se voyant maitrisé, il garda le silence quelque temps ; puis tout à coup une voix grêle et lamentable, qu’on eût dit une voix de rechange, se fit entendre :

— Eh ! mon bon monsieur, c’est la première fois ! La misère, voyez-vous : j’ai pas mangé depuis deux jours. Donnez-moi un petit sou et lâchez-moi.

À la lumière tremblante du bec de gaz voisin, Brafort considéra son voleur. C’était un garçon petit, rachitique, presque bossu, à qui l’on eût donné pour la taille quatorze ou quinze ans, et dont le visage flétri, rusé, diabolique, en accusait trente. Il était vêtu d’habits sordides et feignait de larmoyer.

Brafort, oubliant sa propre criminalité, assuma l’air austère d’un juge :

— Effronté voleur ! vous ne méritez aucune pitié. N’avez-vous pas de honte de voler au lieu de travailler ?

— Eh ! mon bon m’sieur, je suis pas feigniant, allez ; mais le travail, ça rapporte rien. J’ai trois p’tits enfants !… hin ! hin ! hin !

— Tout ça, ce sont des mensonges ; je vais vous conduire au poste.

— Quéque vous voulez qu’y z’y fasse le poste ? Y n’y peut rien. Pis que j’vous dis que c’est la misère !

— La prison l’apprendra…

— De vrai qu’on s’y instruit ; mais j’aime mieux le grand air tout d’même. Voyons, lâchez-moi.

Et il essaya de se dégager, mais en vain. Alors il redoubla ses supplications, qui finirent par attendrir Brafort.

— Voyons, dis-moi la vérité ; qui est-tu ?

— Je m’appelle Jean-Baptiste.

Brafort eut un mouvement de dégoût en face d’un tel homonyme, et répéta :

— Jean-Baptiste qui ?

— Jean-Baptiste tout court, parbleu ! Mon père était un particulier qui a eu peur de payer des mois de nourrice, et ma mère, la pauvre femme, est déjà vieille, et son métier n’va plus.

— Quel âge as-tu ?

— Bientôt vingt ans ; mais j’ai pas peur de la conscription, moi. J’sis pas assez ben fait pour me faire tuer ; j’reste pour faire des enfants à la patrie.

— Ton état ?

— Dame j’fais un peu de tout à l’occasion. Voulez-vous me donner de l’ouvrage ? T’nez, m’sieur, faites une bonne action. Aidez moi à me retirer de la misère. J’demande pas mieux, allez, que d’être honnête homme. C’est si beau l’honnêteté ! Donnez-moi de l’ouvrage, m’sieur, et le bon Dieu vous bénira !

Brafort était encore sous le coup d’un attendrissement combiné d’ivresse et de chagrin ; il se dit qu’il ne devait pas repousser une telle prière. Ayant donc adressé à son prisonnier un sermon pathétique, sur les avantages de la bonne voie et du droit chemin, il le lâcha à lui donna son adresse, en lui recommandant de venir le trouver le lendemain. Maxime était qu conseil d’administration d’une société de patronage, et peut-être Brafort pourrait-il, par son entremise, retirer du vice le malheureux que la Providence peut-être…

Il songeait ainsi en s’en allant, et heureusement sans tourner la tête, car il eût vu l’espoir de sa charité se livrer derrière lui au pied de nez le plus triomphant que puissent exécuter de concert les bras et les jambes d’un voyou parisien.

Le lendemain était le jour fixé pour les révélations de l’agent d’affaires. Brafort y courut. Le protecteur des familles, toujours solennel, prit en le voyant un petit cahier.

— Voici, monsieur, le résultat de nos recherches : La personne indiquée sous le nom d’Atala Varot, dentelière, qui habitait, en 1829, rue de Lille, se retrouve un an après sur les registres de la Pitié, avec cette mention : Anémie, lait tari, excès de travail.

— Et l’enfant ? demanda Brafort.

— L’enfant ? Il existait un enfant, puisqu’il est question de lait tari ; mais vous n’avez pas parlé de l’enfant, et ceci nécessiterait une autre recherche.

— Je pensais….

— Elle sort, au bout d’un mois, un peu rétablie ; mais nous la retrouvons sur les mêmes registres, trois mois