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son visage entouré des plis du capuchon noir, Jean crut la voir pâlir, et, craignant qu’elle ne se trouvât mal, il passa le bras autour d’elle. Tout à coup il vit les yeux de Baptistine se rouvrir et fut ébloui de rayons. À ce moment, le temps et le lieu disparurent ; s’il faisait jour ou s’il faisait nuit, où il se trouvait, il ne le sut point et ne chercha pas de longtemps à le savoir. Il se rappelait seulement que Baptistine, après lui avoir dit bonsoir d’une voix douce et d’un accent inexprimable, s’était éloignée. Et maintenant il se retrouvait tout enfiévré sur la route, ne sentant de lui-même que son cœur, qui battait très-fort, et sa pensée.

C’était la première fois que Jean subissait l’influence d’un regard de femme. Jusqu’alors il n’avait jamais ressenti près d’elles qu’une douce et chaste fraternité. Mais aussi n’en avait-il guère connu que d’heureuses, et cette âme si noble et si tendre ne devait se donner tout entière sans doute que dans le milieu qui l’attirait le plus fortement, celui des pauvres et des méprisés. Quand il eut repris assez de calme pour considérer la situation, il se trouva doublement heureux. Il aimait Baptistine et il en était aimé. C’était bien. Sa vie se déroulait devant lui, toute conforme à ses principes. Il vivrait pauvre, courageux, utile ; ses frères malheureux n’auraient pas à suspecter sous son luxe une arrière-pensée à l’égard de leur misère, et rien n’entacherait lasincérité de son dévouement et de son amour pour eux. Elle l’aimait ! Ah ! tout le cœur du jeune homme se fondait de reconnaissance ! Combien il la trouvait bonne, confiante, généreuse ! Elle avait deviné combien il serait fier, lui, de cet amour que tant d’autres à sa place auraient dédaigné… ou flétri. Et puis elle venait de lui rendre ce droit de cité parmi les humbles qui lui était cher et que lui avait enlevé la vaniteuse bienfaisance de l’oncle Brafort. Il rentrait avec elle dans sa vraie famille, au vieux foyer nu et vide, mais sacré. Non qu’il regrettât l’instruction qu’il avait reçue ; il en était heureux au contraire pour lui et ses frères, qu’il aurait éclairer et mieux défendre. Il ne regrettait que les différences iniques établies entre les hommes, et, s’élevant non-seulement au-dessus d’elles, mais couvrant d’une mansuétude suprême toutes ces erreurs de l’esprit qui, plus volontaires, seraient des crimes, il embrassait l’humanité tout entière d’un amour plus immense et plus ardent.

Peu de jours après, un matin de janvier, tandis qu’au dehors tombait la neige, que dans l’atelier de Brafort les roues tournaient, les courroies glissaient, les métiers battaient, que tout le monde était à son poste, depuis le maître et ses employés jusqu’au petit ouvrier de huit ans qui noue les fils de ses doigts rougis, dans le cabinet du patron régnait une chaleur douce, ouatée d’un demi-tour mystérieux. Par la fenêtre, en face de la porte matelassée, un soleil trouble essayait bien de jeter quelques rayons au travers des vitres doublées de petits rideaux de mousseline ; mais, devant la seconde fenêtre, les grands rideaux de damas vert étaient soigneusement tirés, et toute cette partie de la pièce, plus sombre, semblait en même temps plus comfortable. Un grand feu brûlait dans la cheminée, mirant ses flammes dans le vernis des meubles et dans l’acier de la caisse. Prés de la cheminée, au fond, sur le divan, dans une attitude pleine de désinvolture, Brafort se tenait près d’une jeune femme, à demi-couchée sur les coussins, et qui y cachait son visage. Sur celui du manufacturier, s’étalait un sourire de faune. Il se leva, se rajusta devant une glace, fit entendre une sorte de toux prolongée qui ressemblait à un ricanement, et se rapprocha de la jeune femme en fixant sur elle un regard lascif.

Ce n’était point cependant un doux abandon que révélait la pose de cette femme ; c’était plutôt un abattement profond, celui de la douleur même, d’une douleur sans voix, sans regard, sans protestation, parce qu’elle est sans espoir. Elle semblait tombée, plus qu’affaissée, tombée comme on l’est au fond d’une honte, au fond d’un abime, inerte, ne se soutenant d’aucun soin, d’aucun effort, et n’ailant point jusqu’à terre, seulement parce que les coussins se trouvaient là. Brafort se rassit près d’elle, jeta sur elle un nouveau sourire, et, la touchant, lui dit :

— Est-ce que tu dors ?

Elle tressaillit, se releva en l’écariant de sa main, et montra son visage. C’était Baptistine. Elle avait les yeux rouges, le regard fixe, et paraissait inconsciente du désordre de son corsage, qui, demi-ouvert, laissait voir une gorge éblouissante de finesse et de blancheur,

— Tu deviens gaie comme un enterrement, reprit-il avec un geste plus que familier.

— Laissez-moi ! laissez-moi ! dit-elle ; je ne veux plus être votre maîtresse, je vous l’ai dit.

— Alors tu veux quitter R…, car tu ne trouveras d’ouvrage nulle part ailleurs, je te le jure.

Elle ne répondit pas d’abord, puis murmura sourdement :

— Cela vaudrait mieux, oui, cela vaudrait mieux, si je pouvais.

— Je te le répéte, s’écria-t-il en colère, si tu as quelque galant, il en apprendra de belles sur ton compte, et, si c’est pour lui que tu m’abandonnes, je te réponds qu’il ne courra pas après toi. Allons, sois gentille ; ne suis-je pas bon pour toi, petite sotte ? Je ne suis vraiment que trop bon ? C’est à toi que je fais donner les meilleures pièces, tu as eu de l’ouvrage pendant la grève. Tu en auras tant que tu voudras.

Il plongea la main dans son gousset, et en tira ure pièce de cinq francs qu’il fit tomber, en lutinant, dans la gorge de Baptistine. Elle la retira vivement, la laissa rouler par terre, et s’empressa, en dépit de lui, de rattacher son corsage. Dans ce débat, deux grandes lettres tracées en coton rouge sur le coin de la chemise, attirèrent les regards de Brafort, J. B. Cela le frappa, car c’était son propre chiffre ; il fit une aimable plaisanterie là-dessus, et demanda :

— Que veut dire ce J ?

— Jeanne-Baptistine, répondit-elle. C’est le nom que m’a donné, en me jetant à l’hospice, la malheureuse qui m’a passé son malheur.

Brafort ne répondit pas. Elle rattacha sa robe, puis son fichu, se leva et marchait vers la porte, quand il cria tout à coup :

— Ton âge, dis-moi ! Quel âge as-tu ?

Elle se retourna, et le vit debout, très-rouge, et les yeux inquiets.

— Vous le savez bien, dit-elle ; j’ai dix-neuf ans.

— La date, la date ? c’est la date juste qu’il me faut !

Elle soupira en prononçant comme avec regret :

— 10 septembre 1829.

Brafort poussa un cri sourd, et tomba sur le divan en voilant son front de ses mains.

Ce cri fut entendu de Baptistine au moment où elle franchissait le seuil, mais ne l’arrêta pas ; car elle n’était point l’amante de cet homme. Il resta seul.

Quelques minutes après, quand Brafort ôla ses mains de son visage, à le voir ainsi marbré, hagard, défiguré, on l’eût cru malade ou fou. Il se leva, inarcha dans son cabinet à pas convulsifs, s’arrêta, poursuivit sa route, chancela, se prit la tête à deux mains ; puis, comme saisi de folie, la frappa contre le mur, et alors, étourdi, glissant par terre, il martela le sol de ses poings en gémissant. Honteux de ce transport et craignant d’être entendu, il se releva, marcha lentement vers le divan, et, au momont de s’y asseoir, tout à coup recula commo devant une vision horrible, et enfin alla tomber, à l’autre bout la pièce, dans un fauteuil.

— Oh ! non, non ! dit-il enfin, non, c’est impossible ! Je ne puis pas être criminel à ce point-là ; non ! Comment done ? moi ! mais je suis un honnête homme,