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dépense, et mettrait de côté chaque année une bonne part de gains pour arriver le plus tôt possible au million qu’il convoitait. Il fut coulant au contrat, car il se trouvait confus de ne point donner à sa fille une dot au moins égale à la fortune de son gendre.

— Comme il l’aime ! disait-il à sa femme. Cinq cent mille francs de terres, une si grande famille, et se contenter d’une petite bourgeoise avec une dot de deux cent mille francs.

Et il lui venait aux yeux une larme d’admiration.

Jean reçut à Londres, comme un coup de foudre, la nouvelle de ce mariage. Il revint à toute vapeur, plein de projets exaltés, espérant pouvoir le rompre. Mais il ne put même voir seule un instant sa cousine, autour de laquelle le père, la mère et le fiancé, montaient une garde sévère. Irrité de ces obstacles, il allait écrire à Maximilie ou lui parler devant ses parents, quand il la rencontra par hasard, un matin, dans le corridor.

— J’avais cru que tu aimais Georges, lui dit-il d’un ton sévère.

Elle joignit les mains, voulut parler et fondit en larmes.

— Dis-lui, s’écria-t-elle enfin, dis-lui… que je suis bien malheureuse !

— Tu en es mille fois plus coupable ! Envers celui que tu as trahis, envers celui que tu épouses et que tu trahis également, envers toi-même… Ah ! je te croyais plus de cœur !

— Mon père l’a exigé, dit-elle. Tu sais que sa volonté… ma mère aussi… Ma vie était un enfer. Dis à Georges qu’il me pardonne, et que je l’aimerai toujours.

— Et tu ne sens pas, s’écria Jean, que tu commets un sacrilége ? Si tes parents te poussent à abdiquer toute pudeur et toute loyauté, n’y a-t-il donc rien en toi qui proteste ?

Elle rougit, parut éperdue, et ses regards qui interrogeaient, et ses lèvres qui s’agitaient pour des sons qu’elle n’osait former, révélèrent à Jean l’émoi de cette demi-ignorance qui voile aux jeunes filles, en pareil cas, l’étendue des obligations qu’elles contractent.

— Ô mon Dieu ! dit-elle, ô mon Dieu ! que faire ?

— Sois vraie, sois courageuse ! s’écria-t-il avec force ; dis hautement que tu ne peux commettre un parjure.

— C’est impossible ! dit Maximilie en posant les mains sur son front pâle. Trois jours avant ! Un tel scandale !… Oh ! non, c’est impossible !

— Que t’importe le monde ici, folle enfant ? Sauve-toi, sauve ton honneur ; je te soutiendrai !

— Mon père te chassera, et moi je resterai seule à supporter sa colère. Oh ! si j’étais à cent lieues d’ici !

— Eh bien ! soit s’écria-t-il ; fuyons ensemble, puisque tu n’as pas le courage d’affronter… Oui, tout, plutôt que de t’abandonner à ce crime, à cette honte et à ce malheur !

Un instant Maximilie hésita, puis ses larmes redoublèrent.

— C’est impossible ! Que dirait-on ?

Et sur ce mot, qui est le dernier du cœur de toute femme élevée dans les bons principes, elle s’enfuit. Si animé qu’il fût à la sauver, Jean comprit que toute insistance était vaine. La religion qu’on inspire aux femmes dès le berceau, et dont l’autre même n’est qu’un précepte, la loi suprême de l’opinion, avait prononcé.

Jean dut se résigner ; mais il en fut malade, ce qui lui servit à ne pas assister à la cérémonie. Cette belle et chaste nature se soulevait de dégoût et se torturait de désespoir à l’idée d’une telle union, accomplie par un être qui lui était cher. On l’entendit gémir dans son lit, on vit ses yeux rouges. Il n’en fallut pas davantage pour que le bruit courût qu’il était amoureux de sa cousine et désespéré pour ce motif. L’opinion est le plus sceptique des philosophes ; elle n’admet pas de mobiles désintéressés.

Mais, à part cet aliment donné à la malignité publique, le chagrin de Jean et sa protestation passèrent bien inaperçus dans l’éclat des fêtes de ce mariage. Aucune joie n’est plus bruyante et plus expansive que celle de la vanité. Les ouvriers de la fabrique eurent ordre de dresser des arcs de triomphe, les ouvrières présentèrent des bouquets et des compliments, et tous eurent un bouquet ce jour-là ; les pauvres même de R… eurent du pain. Et toute la grasse bourgeoisie en grand costume fût de la fête, et toute la petite bourgeoisie creva de dépit de n’y pas être invitée ; et toutes les autorités administratives et gouvernementales y assistèrent, et ce fut un luxe sans précédent à R… On y vit plus d’équipages qu’au passage du préfet ou de l’archevêque, et Brafort, ivre de joie, de solennité, d’importance, réalisa ce jour-là, — ce qui est rarement donné à tout homme, — son rêve.

Madame Brafort, il faut lui rendre cette justice, fut beaucoup moins rayonnante. Elle versa des larmes dans l’église et au départ de sa fille. Mais on ne sut jamais, — et l’historien même de cette véridique histoire l’ignore absolument, — si ce fut pour obéir à l’usage invariable imposé aux mères en pareille circonstance ou par véritable sensibilité.

Le baron et la baronne de Labroie, munis de la bénédiction de Brafort, partirent le soir même selon l’usage aristocratique, pour la terre du baron, située dans le Nivernais.

Il n’y en eut pas moins un lendemain de noces, et monsieur Maxime de Renoux fut le héros de ce second jour. Car, à force de prières, on avait obtenu de ce haut personnage qu’il assista à la noce de sa filleule. Il parla politique au dessert, et tout le monde fut ébloui de son éloquence, en même temps qu’effrayé de son audace. Car il déclarait nettement, carrément, que certaines réformes étaient nécessaires, et que l’aveuglement du trône compromettait sa stabilité.

— Le vrai politique, dit-il, ne violente pas les esprits, ne force pas les événements ; il les conduit.

— Cependant et les principes ? dit Brafort.

Maxime, en le regardant, eut un sourire intraduisible.

— Mon bon, lui dit-il, les hommes de principes… comme vous sont le soutien naturel des gouvernements. Espérons que vous sauverez celui-là.

Il faut dire ici que monsieur de Renoux venait de donner avec éclat sa démission, et que tous les journaux en avaient parlé.

— Ô Maxime ! reprit Brafort d’un air attendri, auriez-vous dû l’abandonner ?

— Pourquoi pas ? s’il court à sa perte et que je ne puisse l’empêcher. Les capacités ont le droit d’être représentées.

— Mais je me rappelle… dit Brafort naïvement, et il s’arrêta.

— Que je les ai combattues, dit Maxime, achevant la phrase sans s’émouvoir. Sans doute : le moment alors n’était pas venu, l’opinion publique ne s’agitait pas en leur faveur ; la réclamation n’offrait aucun de ces caractères d’opportunité qui recommandent les questions aux hommes d’État. Aujourd’hui, c’est différent ; cette réforme est évidemment voulue, elle est mûre. Il est insensé de la refuser.

— Mais, monsieur, s’écria monsieur de Lavireu, avec un pareil système il n’y a ni vrai, ni faux, ni droit, ni devoir. Quoi ! garder tout ce qu’on peut retenir, ne céder que ce qu’on peut défendre : est-ce une morale ? est-ce une politique ? Où va-t-on avec cela ?

— Où va le monde, monsieur, c’est-à-dire à la démocratie. Ne m’en veuillez pas, j’en suis aussi fâché que vous. Oui, mais avec cela on dure… et l’on peut durer longtemps, car la route est longue encore, et comme on tient les rênes du coursier… Tandis qu’avec l’autre système, monsieur, c’est beaucoup plus court. Vous avez connu, Charles X : on tombe.