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Ernest de Labroie, le traitant assez lestement de garçon aimable et gai, et, sans plus d’explications, fixait la valeur du domaine que monsieur de Labroie avait hérité de son père à cinq cent mille francs. Les autres. notables disaient en d’autres termes à peu près la même chose. Un seul avouait que la jeunesse du baron n’avait pas été sans orages, mais ajoutait finement quel c’était une garantie de sagesse, et la plus sûre, puisque le plus vigoureux coursier s’apaise quand il a jeté son feu. Tous protestaient d’ailleurs que monsieur de Labroie était un homme très-honorable.

Cette assurance, qui en termes officiels signifie simplement que l’on n’a été condamné ni pour assassinat ni pour vol, satisfit complétement Brafort. En lisant le passage relatif aux folies de jeunesse, qu’il traduisit : folies amoureuses, il sourit d’un air capable et égrillard ; c’était tout simple, et même pour le mieux. Sa fille n’était-elle pas un ange ? Contraste suprême et délicieux !

Si Brafort ne se fût trop respecté pour ne point demander ses renseignements à d’autres qu’aux gens. les plus considérables du pays, amis ou commensaux des Labroie, gens toujours peu soucieux de se compromettre pour un inconnu ; s’il eût pris la peine de faire un voyage et d’interroger le menu peuple, il eût appris facilement que le domaine du baron, dont la valeur intrinsèque montait en effet à près de cinq cent mille francs, comme l’avait dit le notaire, n’en était pas moins. grevé d’hypothèques. Pressé quelque peu, le paysan aurait ajouté d’un ton narquois que le jeune seigneur actuel avait certainement hérité du goût de ses pères pour les jolies femmes, roturières ou nobles ; mais que pourtant il leur préférait encore les charmes de la dame de trèfle. Il est vrai que sur ces révélations, l’attachement de Brafort pour les biens monnayés ou monnayables de ce monde se fût trouvé en lutte violente avec son goût pour la gloire des titres et son fétichisme pour la maison de Labroie, alternative cruelle qu’il évita. On sait d’ailleurs que, de tons les marchés, celui qui se conclut avec le plus de hâte et le moins de précaution, c’est un mariage ; et il parait qu’il n’en saurait être autrement, car madame Brafort, qui avait entendu dire à sa grand’mère : Le mariage est une loterie ! le répétait en soupirant à l’occasion du mariage de sa fille, et s’en tenait là. Elle n’avait d’ailleurs pas à faire autre chose, et puis réfléchir la fatiguait.

Pour Maximilie, toute son éducation l’avait également détournée d’une telle habitude. Elle n’avait à son service aucun argument pour répondre aux questions tirées de la vie réelle et de la sagesse du monde qu’on lui opposait. Elle n’avait que son amour, mais cet amour était désormais sans espérance…

D’après les traditions encore en vigueur, tout personnage, pour être digne d’intérêt, est tenu d’être héroïque, ce qu’exprime naïvement le nom de héros ou d’héroïne, appliqué au principal acteur. Cependant, de plus en plus, la foule envahit la scène, et les grands héros tragiques, drapés dans la loge de l’alexandrin, n’ont plus guère de spectateurs. Pourquoi ? C’est qu’ils n’ont plus de semblables. On aime à se retrouver dans un autre, à revoir des situations qu’on a connues, des sentiments qu’on a éprouvés, la foule surtout, qui vit par le sentiment plus que par l’esprit. Il est donc juste de prêter à la faiblesse, même au calcul d’autrui, la sympathie qu’on s’accorde en pareil cas à soi-même, et bien que la femme, et particulièrement la jeune fille, aient eu jusqu’ici, pour obligation spéciale, en leur qualité d’êtres faibles, de pratiquer le devoir absolu et de n’agir que par des motifs sublimes et éthérés, il est juste de considérer que Maximilie, après tout, n’était pétrie que du limon humain, que nulle autre fée que sa mère, et nul autre génie que son père, n’avaient présidé à sa naissance, et que son éducation avait eu surtout pour objet de lui inspirer le sens élevé du luxe et la vénération de l’usage.

Les observations de sa mère la saisirent par leur vive réalité. Maximilie pouvait-elle espérer jamais d’être la femme de Georges ? Non. En pareil cas, pour être fidèle. à la déclaration consacrée : « Je t’aime plus que ma vie, » tout amant, toute amante devrait mourir. Maximilie, comme beaucoup d’autres, vivait. Puisque la privation de cet amour ne la tuait pas, c’est qu’il n’était apparemment pas, il fallait bien en convenir, sa vie même. Et d’ailleurs, en y réfléchissant un peu, sans parti pris de lyrisme, on reconnaîtra que l’amour comme toute autre passion, étant une des expansions de notre désir ardent du bonheur, est subordonné à l’amour de nous-mêmes. Sauf toutefois le dévoûment absolu, qui est rare, et où l’exaltation, selon sa nature, dépasse le but ; sans l’amour de Georges, Maximilie n’espérait plus être heureuse ; mais le désir du bonheur n’en persistait pas moins chez elle : c’est même pour cela qu’elle souffrait. Et si jeune, et jusque-là si heureuse, la souffrance à raison de sa nouveauté, l’épouvantait d’autant plus, et lui paraissait d’autant plus insupportable. Elle n’espérait plus être heureuse ; mais elle désirait souffrir le moins possible. Elle se sentit donc ébranlée.

Depuis que, par l’effet de la volonté de son père, le malheur avait frappé Maximilie, la maison paternelle avait perdu à ses yeux son charme bienfaisant ; il lui semblait presque une prison, surtout quand elle la considérait au point de vue d’y demeurer toute sa vie. Si dorlotée qu’elle soit dans la famille, toute jeune fille rêve son essor, comme tout oiseau veut sortir du nid. C’est la loi universelle d’initiative, qui du moins ne trompe pas l’oiseau. Ces lieux où était né son amour, ce bord du lac où elle avait reçu l’amour de Georges, tant de souvenirs qui se rapportaient à lui, et qui effaçaient. tous les autres, irritaient sa douleur. La présence de son père, qu’elle aimait pourtant, lui était devenue pénible ; elle n’osait encore lui résister, mais elle n’avait plus de joie à lui obéir. Comme à tout malade enfin, changer de lieu lui semblait un bien. Chez elle au moins, elle serait maîtresse, elle aurait quelque chose à faire. Monsieur de Labroie paraissait très-bon, elle était trop jeune pour savoir que tout être qui veut plaire se revêt instinctivement du charme de la bonté. Elle se dit : rester vieille fille, en effet, c’est ridicule, donc impossible. Et puis, elle sentait bien que son père, qui la voulait marier, ne lui laisserait point de repos qu’elle ne le fût. Ne valait-il pas mieux alors, puisque ce mariage plaisait tant à ses parents…

Elle se dit tout cela, puis fondit en larmes, en se jurant à elle-même qu’elle ne pouvait pas, qu’elle aimait Georges et voulait lui rester fidèle. Mais elle avait considéré le premier parti comme le plus sage : c’était beaucoup. Au sortir de chaque entretien avec ses parents, elle se trouvait plus rapprochée de leur volonté. La sienne par habitude, était faible, indécise. Elle réfléchit enfin, sous les ordres de plus en plus impérieux de son père, et Brafort put aller, plein d’un vif émoi, porter à monsieur de Labroie ce consentement arraché.

Disons-le, cet émoi était tout joyeux et ne provenait d’aucun scrupule. Les pères comme Brafort sont infaillibles. Non ; il avait engagé sa parole, l’idée que sa fille pût lui résister le révoltait, et maintenant il triomphai du triomphe de l’autorité paternelle.

Les préparatifs du mariage se firent en hâte. Le fiancé partit pour Paris, contracta un nouvel emprunt, et rapporta une corbeille magnifique. La pauvre Maximilie, qui aimait ces beaux colifichets et qui eût été si heureuse de les recevoir des mains de Georges, les contemplait avec une admiration mêlée de la plus poignante amertume. Entre messieurs de Labroie, de Lavireu et Brafort, les clauses du contrat furent arrêtées, et la dot de Maximilie fixée à deux cent mille francs. C’était à peu près tout ce que possédait Brafort de valeurs liquides. Le reste se composait de la fabrique et de la villa, qui valaient environ trois fois autant. Il se dit en lui-même. qu’après le départ de sa fille, il diminuerait un peu la