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ces crises cessèrent, et elle tomba dans une sorte de langueur et de triste résignation qui inquiéta vivement son père. En brisant le cœur de cette chère enfant, il n’avait point prétendu renoncer au charme de sa douce humeur et de sa vivacité. Il ne concevait pas que ce chagrin durât. si longtemps, et soupçonnait un entêtement là-dessous ; et de peur que Jean ne parlat à Maximilie de son ami, il surveillait tous leurs entretiens. Désormais, Jean. partait maintenant avec son oncle pour la fabrique, en revenait avec lui, et retournait encore à R… dans la soirée, car ils avaient fini par conclure une convention. Le jeune ingénieur consacrait ses soins à l’outillage, à son perfectionnement et à son emploi, mais ne s’occupait en rien du règlement intérieur et personnel ; il recevait de son oncle le logement, la nourriture, la faible somme. nécessaire à son vêtement, et, récompense pour lui la plus précieuse, la permission d’ouvrir des cours du soir pour les ouvrières et les ouvriers.

Toutefois que de luttes, ce droit obtenu, pour en régler l’emploi ! Tout d’abord, Jean s’était heurté aux principes de chasteté qui avaient pour organe son oncle. et l’option de la ville manufacturière. Mêler dans cette. école les hommes et les femmes, ô promiscuité ! En vain Jean avait-il observé que ce n’est pas la rencontre, d’ailleurs nécessaire et inévitable, des deux moitiés de l’humanité, qui produit les mauvaises mœurs ; mais cet abaissement de l’esprit, ce non-développement du sens moral, qui résultent de la misère et de l’ignorance ; que la communication des hommes et des femmes ne pouvant ni ne devant être empêchée, c’est à l’école qu’elle offre le plus d’avantages et de garanties. Brafort se voila la face ; l’opinion publique représentée par les gens bien pensants de R…, se souleva, et Jean dut trancher la difficulté en faisant deux cours au lieu d’un.

Ainsi la chose parut acceptable, mais absurde. On eût trouvé tout simple que ce jeune homme cherchât des distractions parmi les ouvrières ; il était ridicule qu’il les instruisit. Qu’est-ce que ces filles-là avaient besoin d’étudier ? Brafort, quant à lui, estimait la chose également insolite et funeste pour les deux sexes, et déclarait dogmatiquement que l’instruction détourne l’ouvrier de son état, et le rend paresseux et raisonneur. Il n’avait cédé là-dessus que parce qu’il avait besoin des services de son neveu, dont il n’avait pu vaincre sur ce point l’entêtement ; les services d’un autre ingénieur lui eussent coûté le double. Après tout, cette toquade aurait peu de résultats, si, comme il était probable, Jean ne passait à R… qu’une année.

Tout d’abord, en effet, le jeune professeur eut peu d’élèves ; la tentative paraissait presque aussi étrange aux ouvriers qu’aux patrons. Baptistine et deux compagnes qu’elle amena formèrent pendant quinze jours tout le personnel du cours féminin, et de l’autre part, cinq ou six garçons. Mais bientôt ces écoliers parlèrent avec tant d’admiration du professeur, et témoignèrent si vite des résultats de l’enseignement, qu’on afflua aux cours par curiosité, qu’on y resta par plaisir. C’est que Jean n’était pas un professeur ordinaire ; il n’enseignait pas, comme les autres, la lettre, mais la vie même. Montrant. sans cesse le but, l’utilité de la science, il donnait du charme à sa poursuite. Chaque soir, il faisait une courte lecture, suivie d’une conversation familière, où chacun donnait son mot et où des idées morales s’échangeaient. Il était si bon, si simple, si doux ; on sentait si bien que la source de ses paroles était son âme, et une âme pleine de foi, d’amour et de dévouement, que tous ses écoliers bientôt l’adorèrent. L’amour du peuple pour ceux qui l’aiment est profond ; car il se voit si rarement aimé, lui, le bâtard d’une société marâtre. Jean était un apôtre, ils en firent presque un dieu.

Pour Baptistine, il semblait que sa propre vie fut suspendue lorsqu’elle se trouvait en présence de Jean. Elle suivait, absorbée, tous ses mouvements, s’imprégnait de toutes ses paroles, et cependant ses grands yeux se baissaient aussitôt qu’ils rencontraient ceux du jeune homme. Ses progrès furent étonnants. Elle sut à peu près lire en quinze jours, et, depuis ce moment, consacra une partie de ses nuits à lire les livres que Jean lui prêtait. Il admirait en elle cette ardeur de volonté, cette force intelligente, et lui vouait une estime de plus en plus confiante et tendre. À la fabrique, jamais ils ne se rencontraient sans échanger un mot ou un regard amical ; mais ils n’avaient point d’autres entrevues. On disait pourtant à R… que Baptistine était amoureuse du jeune Brafort, et, à ce propos, on ajoutait, au sujet de l’oncle, mille quolibets qui excitaient le rire dans les ateliers.

Inquiet de la santé de sa fille, et surtout fatigué de sa mélancolie et de sa langueur, Brafort consulta les médecins de R… puis ceux de Lille. Il parlait même d’emmener Maximilie à Paris ; mais la presque unanimité des consultations le persuada. Ces maladies, dont les médecins ne peuvent trouver la cause au bout d’une sonde, ni classer dans aucune variété connue, leur sont très-désagréables, et généralement ils les envoient promener au plus loin possible. Comme c’était l’hiver et qu’on ne pouvait aller aux eaux, les docteurs, d’un ton mystérieux et capable, déclarèrent : « Il faut la marier. »

Cette sentence parut merveilleuse à Brafort, et il s’étonna de n’y avoir pas pensé lui-même. Réduire aux proportions d’une crise purement physique cette efflorescence de tout l’être dans une tendre et poétique exaltation ; de cette enfant au cœur brisé, faire une Lais inquiète, à ses yeux, ce fut profond. Que d’éducateurs flétrissent par leur contact l’être qu’ils sont chargés d’élever ! La jeunesse à une sainteté trop peu comprise et trop peu respectée, celle de l’ignorance, et une poésie, inhérente à elle, qui ennoblit tout.

Donc il fallait un mari à cette jeune fille, qui regrettait son amant ; Brafort se livrait en bon père à cette recherche, quand justement, à cette époque, revint de Paris chez son parent monsieur de Lavireu, le baron Ernest de Labroie, qui, muni du consentement de sa famille, demanda la main de mademoiselle Brafort. Quel coup du ciel ! Au moment où Brafort, pressé par les circonstances, désespérait de réaliser son rêve d’une alliance noble et brillante, le gendre qu’il avait envié, sans oser l’espérer, se présentait. Il en faillit suffoquer de joie, il eut peine à ne pas laisser éclater sa reconnaissance.

Ainsi donc il allait marier sa fille à un des Labroie ; lui, le vassal, devenait pair du seigneur ! Les rêves de jeunesse les plus fantastiques de Brafort se trouvaient par là réalisés.

On se rappelle qu’autrefois, lorsqu’enfant, il bâtissait de ces châteaux en Espagne où les fées mettaient la main, il s’était vu, riche et célèbre, devenir l’époux de la demoiselle du château ; mais ce rêve était resté relégué dans son cerveau au compartiment des chimères. C’était comme ces contes du moyen âge, protestation vague de l’instinct d’égalité, où le pauvre serf se vengeait de sa misère et de son abaissement par de hautes fortunes légendaires. Brafort n’avait point touché sa chimère ; mais la réaliser dans la personne de sa fille, c’était encore assez pour combler son ambition au delà même de son espérance. Il savait bien pouvoir compter, grâce à une forte dot, sur une noble alliance ; mais un de Labroie !… Il ne l’eût pas donné pour vingt Montmorency. Les impressions reçues à où la maison paternelle est la patrie, où le village est le monde, laissent toujours dans l’esprit des évaluations exagérées. Brafort eût maintenant refusé sa fille à tout pair de France, et peut-être au fils du roi. Devenir parent des de Labroie, lui, Brafort, il y avait là pour lui toute une épopée. C’était toucher du front l’idéal.

Nos temps offrent cette situation singulière, de géné-