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fiancé de Maximilie, je pense que vous comprendrez que vous ne devez avoir aucune conversation ensemble que sous mes yeux ou ceux de madame Brafort.

Georges resta interdit.

— Je pensais, monsieur, qu’au contraire… un pareil titre m’autorisait…

— Allons donc ! monsieur, allons donc ! Et les convenances ? Quand j’ai mené à l’autel madame Brafort, je ne lui avais jamais parlé que devant son père, et encore si peu que je connaissais à peine le son de sa voix. C’est ainsi, monsieur, qu’on respecte l’honneur de sa fiancée ; vous aurez assez le temps de causer quand vous serez mariés.

Ce n’était pas le moment d’une discussion : Georges s’inclina. Heureusement ils avaient eu déjà le temps de s’entendre, et les beaux yeux humides et rayonnants de Maximilie, d’un seul regard, en disaient bien long. Puis Brafort n’était pas toujours là, et madame Brafort, quand ils jouaient devant elle ce jeu timide et charmant des amoureux surveillés, paroles entrecoupées, réticences comprises, regards voilés, serrements de mains furtifs, poussait parfois l’indulgence jusqu’à se lever et sortir ; et alors Georges, dont les idées sur ce point étaient précisément opposées à celles de son futur beau-père, et qui, fort de ses droits de fiancé, abdiquait sa loyale réserve des premiers temps, Georges laissait éclater sa passion en paroles ardentes, en baisers brûlants. N’était-elle pas à lui deux fois, cette charmante fille qu’il adorait, et pour lui avoir donné son cœur et pour avoir triomphé de la volonté contraire de ses parents ?

Ce temps fut court d’ailleurs ; Georges n’avait précédé sa mère que de trois ou quatre jours. Cette mère, sans doute aussi naïve que son fils, ignorait combien l’empressement nuit vis-à-vis de certains calculs. Brafort, qui, dans son rêve de faire Maximilie baronne de Labroie, s’était demandé avec inquiétude si deux cent mille francs de dot seraient bien à la hauteur d’une telle alliance, du premier coup, avait pour Georges réduit ce chiffre à cent mille. En apprenant avec quelle promptitude madame d’Eriblac suivait son fils, il se dit que ces gens-là ne demandaient qu’à conclure, et retrancha dix mille francs. Finalement, il convint avec lui-même que quatre-vingt mille francs suffiraient.

Le jour fixé pour l’arrivée de madame d’Eriblac, Georges et Jean l’allèrent chercher à la gare. On l’attendait dans le grand salon, où le feu avait été allumé, car on entrait en novembre, et, pour cette solennité, les housses avaient été enlevées, ainsi que les gazes de la pendule et des vases ; les fleurs de la serre s’épanouissaient sur la cheminée et dans la jardinière. Maximilie, gracieusement parée, demi-rose d’amour et demi-pâle d’émotion, attendait, le cœur palpitant, cette nouvelle maman que Georges déjà lui avait fait aimer. Madame Brafort, épanouie de fraîcheur et d’embonpoint, soupirait sous ses dentelles ; Braford, en habit, le ruban rouge à la boutonnière et les mains derrière le dos, allait et venait, passant toutes choses en revue et regardant la pendule fréquemment. Enfin, le roulement de la voiture se fit entendre, la grille s’ouvrit, et Brafort courut recevoir la visiteuse au bas du perron.

Il vit descendre une femme vêtue de noir, dont un voile cachait en partie les traits, et qui, saluant, lui dit d’un ton noble et simple :

— Vous savez déjà, monsieur, que je suis heureuse de pouvoir vous serrer la main.

Brafort s’embrouilla dans sa réponse ; la voix, l’air et la tournure de cette femme lui causaient une impression étrange, et remuaient il ne savait plus quels souvenirs. Il l’introduisit dans le salon et lui présenta sa femme et sa fille. Madame d’Eriblac demanda tendrement à Maximilie la permission de l’embrasser ; puis on fit asseoir la visiteuse dans un fauteuil, au coin du feu. Le jour des deux fenêtres tombait sur son visage ; elle avait relevé son voile, et Brafort, placé en face d’elle, la considérait d’un air étrangement agité.

On parla de Paris, de R…, du Midi et du Nord, avec cette sorte de pudeur qui fait que nous n’abordons les questions qui nous touchent le plus que par une pente : insensible ou une transition accidentelle ; on se taisait encore sur le grand objet de la préoccupation générale. En examinant la future belle-mère de sa fille, madame Brafort se disait : « C’est une femme distinguée, » et, dans ce cœur ulcéré déjà, une amertume jalouse entrait en lutte avec la vanité satisfaite.

Depuis un moment, Brafort, muet, rouge, les yeux roulants, semblait étouffer. Était-ce l’émotion ou la chaleur ?

— Madame, s’écria-t-il tout à coup, vous ressemblez étrangement à une personne que j’ai… rencontrée dans ma vie… Tu sais, Eugénie, rue des Ursulines. Je me demandais… Oh !… c’est étonnant.

Il soupira bruyamment, comme s’il venait de monter une côte, et rougit encore davantage en attendant la réponse de madame d’Eriblac.

— C’est vrai, dit à son tour Eugénie ; je me rappelle à présent.

— Nous avons en effet habité rue des Ursulines, répondit madame d’Eriblac d’un ton calme et indifférent. C’était en… 1831, je pense. Mon fils avait alors huit ans à peu près… peu de temps après la mort de mon mari, ajouta-t-elle en soupirant.

— La mansarde, s’écria Georges, où nous avions en face de nous ce bonhomme ridicule à qui je causais des rages si bouffonnes par mes espiégleries d’écolier.

Il se tourna en riant vers Maximilie, qui, toute prête à trouver l’histoire charmante, lui souriait, quand ils virent se dresser devant eux Brafort, blême, les yeux injectés de sang, formidable et menaçant, comme serait une masse près de vous écraser.

Instinctivement, madame d’Eriblac poussa un cri étouffé.

— C’est donc vous cet indigne petit drôle, qui vous appeliez alors Georges Vanier ! cria Brafort d’une voix terrible. Ainsi, vous preniez un faux nom pour me tromper.

— Père ! gémit d’une voix faible Maximilie, qui, foudroyée, porta la main à son cœur.

— C’est aussi mon nom, monsieur, et nous ne portions alors que celui-là parce que… Recevez, monsieur, mes excuses…

— Ah !… je suis bien aise de vous retrouver, ah ! ah !… mon petit monsieur ! rira bien qui rira le dernier maintenant… Ah ! ah !…

— Monsieur, s’écria madame d’Eriblac en se levant. très-émue, vous ne pouvez attacher à ces enfantillages aucune importance… Georges était alors un enfant, il est maintenant un homme, et son respect pour vous… Elle attachait sur cet homme qui tenait le bonheur de son fils un regard suppliant, et forçait ses lèvres à un sourire que démentait sa pâleur.

— Ah ! vous croyez, mugit Brafort, vous croyez que je donnerai ma fille au fils d’une saint-simonienne, à un polisson dressé par vous à insulter les honnêtes gens, à piller les propriétés publiques, et certainement infatué des théories… Non ! non ! ma fille n’aura jamais pour belle-mère une femme qu’on a rencontrée dans des assemblées d’utopistes. Et vous, monsieur Georges Vanier, le bonhomme ridicule a bien l’honneur de vous saluer.

Madame Brafort, pétrifiée, gardait un silence pénible ; Georges était atterré. Un cri déchirant se fit entendre, et Maximilie, qui se levait, les mains étendues vers son père, tomba évanouie dans les bras de Jean. Seule, madame d’Eriblac luttait pour son fils avec le dévouement passionné d’une mère.

— Vous pouvez, monsieur, prendre des informations sur ma conduite, dit-elle avec douceur ; elle a toujours