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insolite et cependant, trop franc pour jouer un rôle vis-à-vis d’elle sur le prétexte qu’il avait pris, il ne s’occupait nullement des machines et se sentait embarrassé. Pour la jeune fille, elle se tenait près de lui dans une attitude humble et douce, et quand elle relevait sur Jean ses grands yeux, on y voyait une expression d’attendrissement et de joie timide. Lorsque, à moins de retourner sur leurs pas, ils n’eurent plus d’espace devant eux, Jean s’appuya contre une des machines inactives, et elle s’arrêta de même à côté de lui.

— Je vois avec plaisir, lui dit-il, que vous avec quelque ouvrage. En ce moment, c’est malheureusement un privilége. Vous êtes sans doute une des meilleures ouvrières ?

Baptistine rougit et baissa les yeux.

— Oh ! dit-elle, il faut bien vivre !

Et ces mots furent suivis d’un long soupir.

Jean attribua cette tristesse à une sorte de honte qu’elle éprouvait d’être plus favorisée que ses compagnes. Ils parlèrent de la grève.

— Ça va finir, dit Baptistine ; la semaine prochaine, ils vont tous rentrer.

— Sans conditions ?

— Puisque les patrons ne veulent pas.

— Ce n’aura été dès lors qu’un mal inutile, que des misères de plus.

— Oui, ils auraient mieux fait de rester tranquilles.

— Eh quoi ! vous condamnez la résistance ? Mais peuvent-ils se soumettre à tout ? S’abandonner ?

— Je ne dis pas, seulement vous voyez qui arrive. Et ça ne peut pas être autrement. La grève fait du tort aux patrons, en ce qu’ils sont un peu moins riches ; mais tout de même ils ne manquent de rien, tandis que l’ouvrier, lui, ça le tue !

— Ah ? s’écria le jeune homme avec un geste de douleur.

Une expression poignante passa sur ses traits ; il baissa le front et se tut. Mais au travers de ce silence et de cette immobilité se devinait un grand tumulte intérieur, une protestation ardente. La jeune fille le regardait ainsi absorbé dans cette douleur dont elle devinait la cause ; elle le regardait avec une sorte d’adoration naïve et pieuse qui prit se prolongeant un caractère presque extatique, si bien que Jean, levant les yeux tout à coup. et la voyant ainsi comme prosternée devant lui, d’expression, sinon d’attitude, s’écria surpris :

— Qu’est-ce ? Que voulez-vous ?

Elle tressaillit et devint confuse. Il se remit lui-même et dit :

— Je croyais que vous me demandiez quelque chose.

— Non, dit-elle, je sais à quoi vous pensez ; j’aurais seulement voulu vous entendre.

— Vous savez à quoi je pense, Baptistine ?

— Oui, depuis l’autre jour, je vous connais. Vous souffrez du mal des autres, vous. Vous ne ressemblez à aucun autre que j’aie jamais vu.

Elle joignit les mains ; sa voix tremblait et ses yeux. étaient pleins de larmes.

— Heureusement, dit Jean, je ne suis pas le seul à penser ainsi ; mais ils sont rares, en effet, ceux qui se préoccupent de justice. Les mots que vous m’avez dits tout à l’heure : « La grève fait tort au patron, elle tue l’ouvrier, » m’ont fait sentir plus fortement la pesanteur de cette chaîne dont tant de gens prétentent nier l’existence. Je regardais l’histoire, ce spectacle désolant de l’homme toujours opprimé par l’homme, et je comparais les temps. L’esclave participait à l’abondance du maître ; il était nourri, logé, ménagé comme une valeur. L’ouvrier, en échange de sa misère, a-t-il du moins la possession de son âme ? Non, hélas ! la misère est de toutes les chaînes la plus sûre et la plus hypocrite, puisqu’elle se cache sous le vêtement de la liberté. L’esclave d’aujourd’hui ne craint plus les verges, mais la mort les remplace.

En achevant ces mots, le jeune homme frémit, et le même frémissement sembla parcourir le corps de Baptistine, qui, toute vibrante, tenait les yeux attachés sur lui.

— Vous connaissez tout ce qui s’est passé dans le monde autrefois ? demanda-t-elle d’une voix entrecoupée.

— Généralement, oui.

— Nous ne savons rien, nous. Ah ! que je voudrais étudier !

Elle dit cela d’une ardeur si sérieuse et avec un tel regard, que Jean en fut saisi. Il s’écria :

— Je vous prêterai des livres.

Mais la jeune fille baissa les yeux tristement :

— Je ne sais pas lire.

— Pauvre !… pauvre enfant ! murmura-t-il.

Et ne sachant comment lui témoigner la tendre et respectueuse pitié qui en ce moment lui remplit le cœur, il prit la petite main rude et rouge de l’ouvrière et, s’inclinant, y posa les lèvres. Quand il releva la tête, leurs regards se confondirent, et ils demeurèrent un instant sans se parler. Qui les eût vus aurait cru sûrement à une scène d’amour : ils n’y pensaient pas. Cette marque de respect était la première que Baptistine eût reçue. Deux larmes coulèrent sur ses joues, et un tremblement nerveux la saisit. Jean pensa qu’il devait partir ; mais il voulait revoir Baptistine, lui être utile, et il le lui dit simplement en lui demandant où ils pourraient se rencontrer. Elle parut indécise.

— Oh ! dit-elle, pas où je loge, c’est trop vilain. Ici ?… non plus à cause des autres… Mon Dieu !… C’est que je suis toute seule, voyez-vous ; et je n’ai pas même… Tenez, le dimanche, quelquefois, je vais sur la route, après trois heures, à côté de chez votre oncle… Mais s’il nous rencontrait ! s’écria-t-elle avec terreur.

Quand ils rentrèrent dans le premier atelier, sous les regards ironiques, effrontés, moqueurs qui les saisirent. dès le seuil, Jean, si candide fût-il, rougit et sentit amèrement la crainte de compromettre cette pauvre fille. Il revint chez son oncle en songeant à cette misère, à ces facultés enfouies, à cette nature élevée, enthousiaste, si cruellement étouffée, et il se sentait un besoin ardent de l’aider à prendre quelque essor, à goûter un peu de bonheur. Au travers de ce désir, la pensée que de bas soupçons s’attachaient à leur jeunesse, à leur enthousiasme même, l’importunait péniblement. Et cependant, malgré la douleur que lui causaient ces douleurs humaines, qu’il découvrait chaque jour plus vastes et plus profondes, et dont la misère de cette jeune fille n’était qu’une bien faible part, une joie pure, intime, secrète, l’animait, le rendait plus léger, plus fort et donnait à sa démarche de l’alacrité. Jamais encore, malgré tout, il ne s’était senti au cœur tant d’émotion vive et tant d’espoir.

Il eut bientôt formé un plan qui, en écartant les interprétations fâcheuses, lui permettrait d’être utile à Baptistine et à quelques-unes de ses compagnes. C’était de fonder chez son oncle même une classe d’adultes. pour les ouvrières, dont Maximilie serait la directrice et lui professeur-adjoint. Il ne doutait pas de la bonne volonté. de sa cousine, et se hâta, dès qu’ils furent seuls, de lui peindre l’ignorance de ces pauvres filles, leur désir de savoir. Il organisait l’école à grands traits, quand ses regards tombèrent sur le visage adorablement étonné, doucement railleur de Maximilie.

— Bon Dieu ! s’écria-t-elle en riant, Johann, quelles idées étranges tu as toujours ! Comment ! tu veux me faire maîtresse d’école, moi ! de ces ouvrières ? Ce serait bien drôle !

— Et pourquoi ?

— Dame ! je ne sais pas, moi ; mais je l’assure que ça paraîtrait bien étonnant.

— Pourquoi ? répéta-t-il.

— Parce que… ça ne se fait pas. Que ne vont-elles tout bonnement à l’école primaire ?