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de sa cousine et de Georges. La chose était facile, Brafort étant absent presque tout le jour et madame Brafort plus rêveuse et plus solitaire que jamais. Quand elle avait envoyé Maximilie étudier son piano ou travailler dans sa chambre, elle ne s’occupait guère de l’exécution de ses ordres et ne s’apercevait pas même que le piano restait muet. Jean, un de ceux à qui la réalité crève en vain les yeux et qui ne savent juger que d’après eux-mêmes, eût volontiers mis sa tante dans le secret ; mais la fillette, plus sagace, clairvoyance ou instinct, s’y opposa.

En dehors de ces entrevues dérobées, explosions enthousiastes d’aveux, de serments, les deux amants se voyaient presque sans cesse, et, tout en feignant de ne s’occuper que des autres, ne parlaient, ne souriaient, n’agissaient que l’un pour l’autre et trouvaient le moyen de tenir ensemble une conversation éternelle. Pleins d’enivrantes exagérations qui leur paraissaient les plus simples des réalités, ils se sentaient sublimes et en étaient reconnaissants l’un à l’autre. Nourri jusque là de vulgarités, l’esprit de Maximilie, enlacé à celui de Georges, prenait un rapide essor. Un peu haletante, mais enivrée, elle l’interrogeait, s’efforçait de le comprendre, aspirait à vivre de sa vie. Que de nouveau pour elle dans la pensée déjà si sérieuse et si forte de ses deux amis, pour elle, pauvre enfant pétrie avec soin des préjugés du vieux monde. Parfois éblouie, parfois inquiète, elle s’émerveillait et s’effrayait tour à tour. Trop courtes, trop peu suivies, insuffisantes nécessairement pour l’esprit, ces communications, au point de vue du sentiment, furent profondes et créèrent un lien qui devait rester indissoluble.

Maximilie cependant était bien toujours l’enfant gâtée, ignorant l’effort, ne cédant qu’à son désir, et s’attribuant volontiers les avantages de la faiblesse. Aussi ne voulait-elle pas entendre parler du départ de Georges et cependant ce départ était chaque jour plus impérieusement commandé par la prudence, les convenances même. Mais quand les yeux de la jeune fille s’emplissaient de larmes, quand elle disait du ton héroïque et passionné qui la rendait si belle :

— Je ne crains rien, si ce n’est de ne plus vous voir.

Georges pouvait-il ne pas trouver qu’elle avait raison ?

Heureusement Georges avait sa mère pour confidente. Il en reçu une lettre pressante, qui, au nom de sa propre délicatesse et des droits de l’hospitalité, le rappelait. Dès le soir même, il brûla ses vaisseaux en annonçant à madame Brafort son départ pour le lendemain. Eugénie, d’une voix émue, exprima des regrets pâlis ; elle était pâle et se prétendit souffrante ; mais, comme disait Brafort, les femmes ont toujours quelque chose à crier. Pour lui, la seule contrariété que lui causa ce départ, ce fut de penser que, privé de la société de son ami, Johann aurait de plus fréquentes occasions d’intimité avec sa cousine ; mais il se promit d’y mettre ordre, de quelque manière que ce fût.



IV

LA DAME ET L’ENFANT AUX MARRONS

Quinze jours s’étaient passés, et la grève durait encore mais on pouvait en prévoir déjà la fin prochaine. Selon les errements passés, présents et encore futurs assimilent au forçat en rupture de banc, l’ouvrier en grève, un bataillon avait été caserné à R…, et, sous la menace de ces baïonnettes luisantes et de ces fusils, les femmes épouvantées et ces pauvres hommes encore peu conscients de leur droit se sentaient vaincus d’avance, Brassard, Vigneroux, Robert, et quelques autres avaient été mis en prison. À cette époque, la grève était un crime puni par la loi et contre lequel on instruisait. Les ressources résultant de la paye faite le soir même de la grève avaient été promptement épuisées, et voici pourquoi :

Autour de l’usine, outre la population ouvrière et le personnel dirigeant, existe un troisième élément, celui des fournisseurs de tout ordre ; l’élément nécessaire assurément, surtout dans les conditions de travail qui interdisent aux femmes les soins du ménage, mais qui, sous l’empire de la loi économique actuelle, achève par son exploitation la misère de l’ouvrier. Que l’on s’entende ou non sur les moyens proposés, un fait existe, incontestable : c’est que, dans les conditions actuelles, le crédit, ce prétendu bienfait, cette prétendue source de prospérité publique, est une sorte de lasso qui saisit celui sur lequel il tombe, le traîne, et le plus souvent ne l’abandonne qu’à l’état de cadavre. Le crédit entretient dans l’oisiveté ou dans une activité improductive la classe des prêteurs ; rarement il sauve celui qui emprunte. Ainsi l’ouvrier des fabriques, obligé de recourir au crédit des fournisseurs, est mal nourri, mal vêtu, pour un prix plus élevé que celui auquel se vendent au comptant les mêmes objets de qualité supérieure. Exagérée de la sorte au-dessus des possibilités du salaire, la dette s’accroît sans cesse et devient inextinguible ; sa seule garantie, le salaire, est saisi d’avance par le fournisseur entre les mains du patron, et dès lors, entre ces deux forces unies qui s’entendent pour le broyer, le travailleur a perdu toute indépendance, tout usage de sa volonté, de son droit. Contraint de tout subir sans murmurer, rivé à l’usine par sa double dette envers le patron et le fournisseur, ce n’est plus un être humain, c’est une chose, c’est un rouage. La paye, qu’il ne reçoit ordinairement qu’au bout du mois, est réduite par les retenues à un chiffre dérisoire et le force à vivre de nouvelles avances jusqu’au mois suivant. Dans une situation pareille, la grève n’est qu’un acte de désespoir, semblable à celui du cétacé qui fuit, le harpon au ventre, ou de l’oiseau qui fatigue son aile contre les mailles du filet. D’avance le résultat est certain : ni le patron ni le fournisseur n’en doute. En même temps que l’usine, se ferment la gargotte, l’épicerie, les magasins de mercerie et de confection ; le gréviste et sa famille restent seuls entre quatre murailles, bien étroites, presques vides, et ces murailles même ne sont point à eux ; l’impitoyable créance y pénètre encore, y surprend les pleurs des enfants, les reproches des femmes, le dénûment, les craintes, accroît les hésitations, les presse, menace de jeter ces malheureux, nus, pantelants, au froid de la place publique, et les ramène affaiblis par la faim et par la peur, sous l’insupportable joug.

Telle est, hors les cas exceptionnels, l’histoire de toutes les grèves. Telle fut celle dont nous parlons. Privés de leurs chefs, abandonnés à tous les énervements d’une misère qui devenait chaque jour plus douloureuse et plus menaçante, inquiets, ignorants, indécis, esclaves de la faim, voyant bien la partie trop inégale, au bout de ces quinze jours, un à un, les ouvriers reprirent l’ouvrage aux conditions premières, et quelques ateliers rentrèrent en activité. Celui de Brafort, encore désert, devait probablement se repeupler le dernier, à cause de la sévérité particulière et des minuties vexatoires du règlement imaginé par son directeur. Quelques ouvriers célibataires avaient quitté le pays pour aller chercher fortune ailleurs, et c’était là le seul résultat économique de la grève, la diminution de l’offre pouvant influer sur le taux du salaire. Mais les patrons ne doutaient point que cette perte ne fût comblée par de nouveaux arrivants. Sachant bien que la misère est la condition sociale de plus grand nombre ailleurs qu’à R…, et se fiant aux sages lois d’équilibre ordonnancées par le Créateur, ils attendaient que le vide fait dans leurs fabriques attirât le trop plein de quelque autre lieu, et que tout allât