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possible sans le respect des droits acquis, et que vous, plus que tous les autres, vous devez respecter la fortune, car sa source est le travail.

— Encore un mensonge ! s’écria Brassard.

— Cet homme est fou ! dit Brafort, chez qui l’étonnement de voir nier pareil axiome dépassa la colère.

Brassard lui jeta un coup d’œil de mépris et se tournant vers ses camarades :

— Voilà bien longtemps, dit-il, que nous nous laissons dire de pareilles sottises. Quoi ! c’est à vous qui, de père en fils, consacrez toutes les heures de vos jours et une partie de vos nuits à ne pas gagner le nécessaire, c’est à vous que des oisifs viennent effrontément dire que le travail est la source de la fortune ? Et vous ne répliquez pas ! Eh bien, je vous dis, moi, que tous tant que nous sommes, ignorants et savants, c’est la sottise et le manque de réflexion qui nous mènent. Eh ! là bas ! toi, Pierre Gentil, le plus brave et le plus rude à la besogne de nous tous, qu’as-tu fait dans toute ta vie déjà longue, et qu’a fait ton père ? Tu as travaillé, vous avez travaillé tous deux, sans même vous permettre, tant vous êtes sages et rangés, une petit noce le dimanche. Où donc est. ta fortune ? Pierre Gentil ? Et toi, Vigneron, qui asfait de même ? et tant d’autres qui êtes là ? Comment, vous. venez vous laisser dire ça, que la richesse est le fruit du travail ! Sacrebleu ! un petit enfant en rirait. Non, non, ce n’est pas ça ! La vrai vérité, c’est qu’on devient riche par d’autres moyens que le travail. Lesquels ? Le diable. le sait, nous ne le savons pas nous autres. Ce que tout le monde sait seulement, c’est qu’on peut devenir riche quand on a déjà quelque bien et qu’on trouve encore un moyen quelconque de prélever une part sur autrui. Mais le travail sérieux, honnête, personnel, quotidien, enrichir ?… Jamais !

— Le travail acquis… s’écria Brafort….

— Tue le travail vivant ! interrompit Brassard, et c’est contre ça que nous protestons. Au reste, voici ce que nous voulons vous demander : suppression du réglement, les déchets sur les pièces, constatés en présence de l’ouvrier et un centime de plus par heure, sans quoi nous refusons de continuer le travail.

Il s’avança et remit un papier à Brafort, qui le prit dédaigneusement.

— C’est tout ? demanda-t-il de même.

— C’est tout… pour le moment. Que répondez-vous ?

— Que je ne subis aucune pression et que je ne cède jamais à l’insolence !

Et Brafort, avec un geste vraiment antique, déchirant le papier, en jeta les morceaux sur la foule. Puis il fouetta son cheval. Mais les ouvriers furieux, les uns tirant sur les roues, les autres se jetant à la tête du cheval, l’arrêtèrent. Vigneroux monta sur le marche-pied, porta le poing sous le menton de Brafort et le renversa sur les coussins. Un autre, nommé Robert, s’écria Il faut le rosser ! Et d’autres voix, que Brafort ne put reconnaître, crièrent : Il nous a insultés ; à l’eau ! à l’eau ! Mais bientôt la voix de Brassard domina tout ce tumulte.

— Camarades ! pas de violences ; laissez-le aller !

Et, parlant aux plus exaltés, tantôt par quelques mots dits à l’oreille, tantôt à voix haute, il parvint promptement à dégager Brafort, qui, voyant la foule s’écarter, se hâta de prendre le galop, poursuivi par des huées et des exclamations ironiques. Il courut ainsi quelque temps. Le sang lui battait aux oreilles et la colère l’étouffait ; il allait sortir de R…, quand une inspiration de haine lui vint. Il retourna sur ses pas et se rendit chez le commissaire, où il dénonça la coalition, chargea vigoureusement Brassard comme chef et instigateur, Vigneroux et Robert comme coupables de violence sur sa personne. Déjà l’autorité était en alarmes ; des scènes moins violentes avaient lieu dans les autres ateliers, mais partout la grève se déclarait.

— Pour le coup, monsieur, c’est très-mal ! dit Maximilie, quand le tilbury ce soir-là, entra dans la cour ; il y a une grande heure qu’on vous attend ?

Et elle descendit légèrement le perron au-devant du baiser paternel.

Mais, en voyant son père, très-rouge et très-animé, passer près d’elle, sans presque la voir, elle fut saisie de crainte, et des larmes vinrent à ses yeux. Car non-seulement elle aimait son père, mais depuis quelque temps elle était d’une sensibilité extrême, un peu fébrile, et qu’elle n’avait point eue jusque-là. Madame Brafort et les deux jeunes gens se trouvaient déjà dans la salle à manger, où Maximilie suivit son père.

— Tu arrives bien tard ! dit Eugénie.

— J’aurais pu ne pas arriver du tout, répondit Brafort, qui se laissa tomber, à sa place à table ; ce n’est pas la faute des amis de Jean si je suis ici.

— De mes amis ? répéta le jeune homme étonné.

— Oui, monsieur, de ces gens dont vous soutenez les prétendus droits, et qui sont des misérables capables des plus grandes atrocités, le rebut de l’espèce humaine, la lie sociale, et l’effroi des honnêtes gens !

Il peignit alors, avec des couleurs très-exagérées, mais telles que ses propres sentiments les lui fournissaient, la scène, les discours de Brassard librement traduits, l’attaque, les insultes…

Maximilie pleurait, et madame Brafort, sans la moindre altération de visage, poussait les exclamations convenables en pareil cas dans la bouche d’une fidèle épouse. Les deux jeunes gens gardaient un silence pénible.

— Voilà ! s’écria Brafort en terminant, voilà où nous mènent ces prétendus réformateurs, ces nouveaux Messies que le monde attend pour une nouvelle création. Ils proclament carrément la négation de tout droit, le mépris des engagements, des lois, de tout ce qui est sacré ! Ils attentent à la liberté des transactions, à la sécurité des citoyens. Mais il y a encore des lois heureusement, et ces braves gens en vont entendre parler.

Jean, étourdi de tout ce que rapportait son oncle, crut devoir se justifier.

— Ai-je donc, mon oncle, préconisé l’injure et des violences coupables ? Si ces gens vont trop loin, songez que la misère les aigrit et que l’ignorance…

— Que personne ici ne les excuse, monsieur ; les misérables ont failli m’assassiner !

— Oh ! les méchants ! je les hais ! dit Maximilie en essuyant son visage pâli.

Georges la regarda avec émotion.

— Puis-je vous demander, monsieur, demanda-t-il à Brafort, quelles sont les conclusions de la grève ; ce qu’elle réclame ?

— Ma ruine, monsieur, répondit le manufacturier d’un ton lamentable.

Il daigna cependant bientôt après fournir une explication plus précise et parla de la demande d’abolition du règlement.

— C’est-à-dire, ajouta-t-il, l’anarchie !

Et, ce mot redoublant sa colère, il prononça une violente diatribe contre les idées subversives et contre Brassard.

— Peut-être se contenteraient-ils à moins ? hasarda Georges.

Le visage enflammé de Brafort et le doux visage anxieux de Maximilie se tournèrent en même temps vers le jeune homme.

— Moi, monsieur ! céder à ces canailles, ne fût-ce que d’une misère, jamais ! Je ne ferai pas cette lâcheté.

— Si c’était une lâcheté, monsieur, dit froidement et sévèrement Georges, je ne vous l’aurais pas conseillée.

En parlant ainsi, Georges se redressa légèrement et sa main, soulevée pour le geste dont il appuya sa phrase, se posa sur ses genoux. Il sentit alors par-dessous la table une petite main se poser sur la sienne, une main qui, par son toucher doux comme l’effleurement d’un baiser, par