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et longue pancarte enfermée dans un cadre noir, et pendue aux murs de chaque salle à une hauteur où la vue ne pouvait guère déchiffrer que les caractères du titre : Réglement.

Chaque fabrique a le sien, sorte de code rédigé sans contrôle par le patron, constitution octroyée par le bon plaisir du souverain, sans Corps législatif ni conseil d’État, comme au beau temps des révélateurs inspirés de Dieu. Et probablement cette grâce divine, si méconnue de nos jours, s’est réfugiée dans les villes manufacturières ; car là, dans chaque patron, se trouve l’étoffe d’un législateur.

On juge si Brafort avait profité d’une occasion aussi belle d’édicter des lois. De tout R…, son règlement était le plus long, le plus minutieux, le plus sévère, le plus surchargé de prescriptions. La mémoire de ses employés n’y pouvait suffire, et c’est pourquoi ils y suppléaient souvent, de leur propre initiative, par des décrets impromptus, plus ou moins heureux. Cependant nul n’était censé ignorer le réglement, non plus que le code, bien qu’il ne fût communiqué à personne, et qu’aucun des ouvriers ne fût en état de le lire, non-seulement à cause de la position élevée qu’il occupait sur les murs, mais parce que la lecture était inconnue à la grande majorité de ces pauvres gens[1].

Le travail devait commencer à cinq heures et demie du matin, c’est-à-dire à cinq heures trente minutes, pas une de plus, pas une de moins. Qui arrivait à cinq heures vingt-neuf, attendait, et, à cinq heures trente et une, trouvait la porte fermée, si le flot d’ouvriers amassé au seuil de l’usine avait déjà fini de s’écouler. Et, comme cette porte ne se rouvrait qu’à huit heures et demie, pour le repas d’une demi-heure qu’on laissait prendre aux travailleurs, c’était pour le retardataire la perte d’un quart de journée, augmentée d’une amende de cinquante centimes. En outre, s’il s’agissait d’un de ces ouvriers dont le travail comporte des aides, la perte de travail de ces aides devait être payée par lui.

Était frappé d’une amende de vingt-cinq centimes tout ouvrier qui laissait trainer le moindre objet, et celui qui osait, avant que l’heure de la sortie eût sonné, passer le peigne dans ses cheveux ou épousseter ses habits, et celui qui se trouvait sans permission à une autre place que celle où son travail l’appelait, et celui dont le métier n’était pas parfaitement propre, et celui qui touchait à un bec de gaz, etc., etc.

Étaient punis d’amendes de cinquante centimes à deux francs et trois francs, tout possesseur d’une pipe mal éteinte, tout porteur d’allumettes chimiques, tout ouvrier resté après l’heure dans l’atelier, ceux qui osaient répondre aux employés, ou fréquenter, hors de l’atelier un café ou une gargote mis en interdit par le patron ; tout ouvrier surpris dans un moment d’inaction, toute parole inutile, tout fredon intempestif, tout… Mais suivre ce règlement dans tous ses détails serait impossible et même schocking ; car le génie de Brafort, une fois sur la pente de la réglementation, devait tout embrasser, tout prévoir. Et, en effet, il avait pénétré partout, n’avait reculé devant aucun sanctuaire ; il avait poursuivi, dans tous les lieux et recoins, l’irrégularité, le désordre, la fantaisie ; il avait terrassé la liberté jusqu’au fond de ses plus inviolables retraites, et, le règlement à la main, avait dit à la nature même : Tu n’iras pas plus loin !

C’était une œuvre admirable ; mais l’esprit humain est pervers ; et, après tant d’autres réglementations et législations n’ont pu contenir ce Protée, le règlement de Brafort n’obtenait guère plus de succès. Sans doute, on le subissait, — car pour être libre de marchander les conditions du travail, il faut pouvoir se passer de travail, et, pour l’ouvrier, refuser le travail, c’est refuser de vivre. Mais on le détestait, on l’enfreignait toutes les fois qu’on espérait pouvoir le faire impunément, et c’était entre Brafort et ses ouvriers une guerre sourde, incessante, cruelle pour tous, pour le patron, que toute désobéissance irritait jusqu’à la fureur ; pour les ouvriers, auxquels des amendes multipliées enlevaient souvent une forte partie de leur salaire. Ces amendes, Brafort les cédait au contre-maître et aux surveillants, dont elles devaient stimuler le zèle, et cette mesure aggravait l’antagonisme en substituant à la justice l’intérêt. C’était donc surtout parmi les ouvriers de Brafort que le mécontentement était le plus vif, et la suppression du règlement était pour eux la première réforme à obtenir.

Il en était ainsi d’ailleurs plus ou moins dans presque toutes les usines régies par ces codes arbitraires ; mais la révolte portait plus haut. L’égalité devant la loi, si haut proclamée, n’existe pas pour les ouvriers, elle n’existe pas, non-seulement par la force des choses, qui met l’affamé sous la dépendance de celui qui possède le pain, mais aussi par le fait de la loi même qui régit spécialement leurs rapports. Au conseil des prud’hommes, institués comme tribunal des contestations entre ouvriers et patrons, les patrons étaient assurés de la majorité, puisqu’en cas de partage la voix du président, toujours un patron, est prépondérante. De plus, cette soi-disant justice est coûteuse, et le danger de la réclamer est si grand pour l’ouvrier, que les abus de pouvoir nécessairement restent impunis. Ainsi le salaire, outre les amendes, se trouve encore diminué par des retenues, sur la qualité de l’ouvrage, faites arbitrairement par les employés. Quelques faits de ce genre tout à fait criants avaient amené les ouvriers de R… à se communiquer leurs ressentiments. Un ouvrier de Paris, arrivé depuis quelque temps dans la petite ville, les avait excités à la résistance, et tous ces opprimés, qui individuellement n’osaient élever la voix, avaient résolu de réclamer tous ensemble aussitôt après la paye : 1° L’abrogation des règlements divers par un règlement uniforme, délibéré par un conseil des prud’hommes et accepté par les ouvriers ; 2° le droit pour l’ouvrier d’assister à la vérification de son travail ; 3 une augmentation d’un centime par heure. On a vu que leurs projets avaient transpiré et que les patrons, prévenus, étaient sur leurs gardes.

Ce jour même où Brafort revenait de chez monsieur de Lavireu, en tête à tête avec monsieur de Labroie, était le jour de la paye et par conséquent celui de l’explosion attendue. Il était environ deux heures, quand Brafort entra dans sa fabrique et se rendit à son cabinet. C’était un petit salon précédé d’une antichambre et moelleusement garni de tapis, d’un divan, de portes matelassées. Une cheminée prussienne, garnie de marbre, supportait quelques livres et des cigares. Des registres garnissaient une grande table couverte d’un tapis vert. Un secrétaire, un dressoir avec une cave à liqueurs, des fauteuils, complétaient l’ameublement. De grands rideaux verts s’ouvraient sur de petits rideaux blancs fixés aux fenêtres. C’était là que Brafort recevait ses amis ou ses égaux. Pour les ouvriers, auxquels d’ailleurs il parlait rarement lui-même, il passait dans l’antichambre.

Ce jour-là Brafort appela son contre-maître, et, après lui avoir appris négligemment que le cousin de monsieur de Lavireu, monsieur de Labroie, était un aimable et charmant garçon, il s’informa des projets de grève. On lui dit qu’ils persistaient ; les ouvriers étaient sombres ; il y avait des meneurs.

Ce sujet épuisé, Brafort tira sa montre ; il était plus de deux heures.

— Y a-t-il quelqu’un dans l’antichambre ? demanda-t-il.

Le contre-maître s’empressa de voir. Il n’y avait personne,

— J’avais un mot à dire à cette petite ouvrière que

  1. Ces détails sont tirés de renseignements précis.