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temps de vous ranger et de faire une fin ; mariez-vous.

À ce mot, l’interlocuteur de monsieur de Lavireu releva la tête et haussa légèrement les épaules. C’était un grand garçon de tournure lâche et molle, mais doué de manières assez impertinentes pour qu’on lui trouvât « grand air. » Sa figure avait de la beauté, mais déjà fanée. Ses joues étaient hâves, son front chauve ; ses dents gâtées se cachaient sous une barbe épaisse. Admirablement bien mis, la recherche de ses vêtements contrastait avec la mise très-simple de monsieur de Lavireu. Tout dans la pose de cet homme, ses gestes, son langage, avait quelque chose de voulu, de façonné, d’original à froid ; c’était le dandy, passé par le romantisme, qu’on appelait lion alors.

— Par ma foi, cousin, dit-il en penchant la tête et en agitant légèrement sa badine, vous me la bâillez belle. Mariez-vous, c’est tôt dit. Voilà deux jeunes beautés, mademoiselle de Valdoiseau et Julia d’Avis, que leurs pères m’ont refusées.

— Je le crois bien… Vous ne choisissez pas mal ! Ces demoiselles sont à la fois nobles, jeunes, belles et riches, et doivent trouver mieux que vous. Mon cher, il faut être raisonnable. Il ne vous reste dans la noblesse que le parti des veuves mûres qui regrettent leurs maux passés, ou, dans la bourgeoisie, celui des jeunes héritières affolées d’une couronne sur un mouchoir.

— Triste ! ou choquant, par la mordieu ! Mon cousin de Lavireu, vous êtes barbare ! Quel est ce bonhomme !

— Le père d’une fille à marier.

Monsieur de Lavireu fit quelques pas au-devant de son hôte, et, en retrouvant son cousin sur le perron, il les présenta l’un à l’autre, disant à Brafort :

— Mon parent, monsieur Casimir de Labroie….

— De Labroie ? répéta Brafort avec une surprise pleine d’émotion.

— Aurais-je, monsieur, l’honneur insigne d’être connu de vous ? demanda Casimir, d’un air qui méritait vingt soufflets.

— Non, monsieur, répondit Brafort, s’épuisant en salutations ; de nom seulement…

— Ah ! Ma famille alors ?

Brafort se sentait embarrassé. Avouer Laforgue, c’était déclarer son humble origine, et, devant d’aussi nobles personnages, il s’en trouvait humilié. Il se rejeta sur Charles de Labroie.

— Un mien cousin, dit monsieur Casimir. Et dédaigneusement il ajouta ce mot : Tête faible qui ne nous fait pas honneur.

Pendant cet échange de paroles, monsieur de Lavireu conduisait Brafort dans un salon, où Casimir les suivit. Tandis que Brafort avalait un verre de sirop, monsieur de Labroie se pencha à l’oreille de son cousin :

— La petite est-elle jolie ?

— Oui.

— Combien ?

Plus de cent mille, je pense, et… beaucoup d’avenir.

Casimir se leva et gracieusement servit à Brafort un second verre. Puis il écouta la conversation des deux fabricants, en étudiant la physionomie de celui qu’à première vue il avait appelé « ce bonhomme. »

Brafort demandait à monsieur de Lavireu son avis sur la grève qui, selon toutes les informations des contre-maîtres, devait éclater le lendemain. Et même, avant de connaître cet avis, il semblait le redouter et plaidait la résistance, car il craignait, ainsi que les autres fabricants, la philanthropie bien connue de monsieur de Lavireu. Mais la réponse de celui-ci fut aussi satisfaisante que nette.

— Mon principe, dit-il, est que de telles demandes, faites de cette façon, ne doivent jamais être accordées : ce serait un précédent funeste. Céder sous une pression pareille, ce serait reconnaître aux ouvriers le droit de nous imposer des conditions, tandis que c’est à nous seuls d’en faire. Ils ne manqueraient pas d’abuser de ce moyen, s’il leur avait une fois réussi. Nous tenons les rênes ; il faut les garder. Cela ne souffre pas de composition.

— C’est tout à fait mon avis, dit Brafort en se rengorgeant. Moi, je dis comme vous : il faut toujours défendre ses droits. Notre rôle est de commander ; nous devons être à sa hauteur et ne point céder à l’insolence de ces gens-là. J’aimerais mieux leur donner, c’est une supposition, — cinquante centimes d’augmentation dans un mois, et de mon plein gré, que deux liards aujourd’hui. Du reste, ils sont assez payés pour l’ouvrage qu’ils font ; ils ont bien vécu jusqu’alors ainsi.

— Non, monsieur ; ils ne sont pas assez payés, dit monsieur de Lavireu ; car, il faut bien le reconnaître, ils ont tout juste de quoi ne pas mourir de faim. Mais j’aimerais mieux, — et cette affaire me sera une occasion d’insister là-dessus au conseil, — j’aimerais mieux améliorer leur sort par des fondations, comme de petites pensions de retraite, des hôpitaux, le médecin, des remèdes et des secours, plutôt que d’augmenter leur salaire. D’abord ils en feraient un mauvais usage, et puis ils nous savent gré de ces choses ; tandis que leur salaire, fût-il doublé, leur paraît un droit pur et simple. Grâce à ces moyens-là, nous sommes leurs bienfaiteurs ; nous les tenons, les uns par l’espérance, les autres par la reconnaissance ; au lieu des relations sèches et toujours un peu tendues de maître à ouvrier, c’est une maîtrise patriarcale, un gouvernement paternel. C’est le plus solide. La féodalité durerait encore, si elle avait été comprise de cette façon, qui est son esprit véritable. On l’a méconnu, les nobles tous les premiers, je l’avoue.

— Ah ! sans doute, dit Brafort d’un air rêveur, dans ces conditions-là, je ne dis pas… Après tout, reprit-il, qu’allons-nous faire ? La prudence ordonne de mander des troupes ; il peut y avoir du désordre, et d’ailleurs la loi punit la coalition.

— Attendez au moins qu’elle soit formée. Mais, croyez-moi, il vaut mieux essayer de la douceur. J’irai ce soir à la fabrique ; ma voix a de l’influence sur mes ouvriers, et j’espère que ceux-ci resteront dans l’ordre. À chacun de vous, messieurs, d’en faire autant.

Brafort objecta que cette race était si bête et si obstinée qu’on ne pouvait lui faire entendre raison… Cependant il ne voulait point contrarier son hôte et promit d’essayer aussi tout d’abord de la douceur.

On se promena ensuite dans les jardins, et monsieur de Labroie eut pour Brafort des attentions qui pénétrèrent celui-ci de reconnaissance. Il fut plus heureux encore lorsque le lion lui demanda une place dans son tilbury pour aller à R…

Tout le long du chemin, ils s’efforcèrent, avec un égal empressement, de s’être agréables l’un à l’autre, et se séparèrent avec de vives congratulations. Le cœur de Brafort débordait de joie ; monsieur de Labroie lui avait promis sa visite.

La fabrique de toiles devant laquelle s’arrêta le cabriolet de Brafort était une des plus grandes et des plus belles de R… ; Brafort l’avait fait rebâtir et l’avait beaucoup augmenté. L’ordre, idéal du maître, y régnait dans toute sa sévérité. La cour était nue, propre, sablée ; rien n’y traînait, non plus que dans les corridors, et dans les vastes salles où travaillaient à chaque métier plusieurs êtres doués de pensées et de paroles, on n’entendait que la voix du fer, qui retentissait en sons égaux pendant des heures entières ; on n’apercevait que les mouvements, toujours les mêmes, des machines, que guidait, d’un mouvement aussi machinal une main silencieuse, autre outil, dont une mémoire humaine était le moteur. Un surveillant allait et venait dans chaque salie ; mais le représentant le plus redouté, le plus mystérieux de la pensée du maître, était une large