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Puis elle s’éloigna rapidement.

Jean resta longtemps immobile et rêveur à la même place ; puis, se retournant lentement, il s’enfonça à petits pas, la tête penchée, dans les allées solitaires, qu’emplissaient les ombres du soir. Il était vivement ému de cette entrevue et surtout d’être entré en relation, pour la première fois, avec des êtres et des choses dont il se préoccupait avec passion déjà depuis des années. À cette époque, les idées socialistes agitaient puissamment les esprits ardents et généreux, et cependant n’excitaient encore chez les autres ni inquiétude ni haine ; car elles semblaient appartenir, pour longtemps du moins, au domaine paisible de la théorie, non pas pour Jean toutefois, une de ces consciences rares pour lesquelles croire est agir.

Aussi chaste que sincère, le souvenir de sa conversation avec l’ouvrière et l’image vibrante à ses yeux de cette belle fille agitaient délicieusement son cœur, sans troubler son imagination. Il éprouvait seulement un ardent désir de lui venir en aide, à elle comme à tous ceux qui souffraient avec elle, et il s’épuisait en projets que déconcertaient amèrement le sentiment de son impuissance et la certitude que son oncle n’écouterait ni ses prières ni ses conseils au sujet de la crise qui se préparait.

Quelques minutes après le départ de Baptistine, le tilbury du maître franchissait de nouveau la grille et filait au grand trot sur la route de R… La nuit tombait, mais on distinguait encore les objets à quelque distance. À mi-chemin, le tilbury dépassa une femme qui suivait à pied la route, et aussitôt il s’arrêta. Derrière lui, s’arrêtait au même instant la voyageuse inquiéte ; mais de la voiture partit une voix impérieuse, qui pourtant daignait mêler à son commandement quelque douceur indulgente :

— Eh bien ! ne voyez-vous pas que je vous attends ? Venez donc !

Elle approcha.

— Ah ! ah ! la belle enfant, c’est comme cela qu’on file, sans savoir s’il y a une réponse. Monte, j’ai à te parler.

— Mais…, dit-elle.

— Pas de mais ; monte vite.

Elle obéit. Le cheval reprit le petit trot, mené d’une seule main, car le bras gauche du conducteur venait d’enlacer la taille de la jeune fille.

— Oh ! monsieur ! dit-elle.

Un gros rire lui répondit.

— Allons ! allons ! tu es trop jolie pour être pimbêche. C’est singulier ! je ne t’avais pas encore vue, mignonne. Est-ce un tour de ce c… de contre-maître ? Hein ! dis ? Je lui revaudrais cela.

— Non, il ne m’a rien dit. Il est avec Joséphine, et moi, je ne veux pas… Ah ! laissez-moi ! dit-elle en se défendant contre des baisers.

Mais lui, toujours riant, ne tenait aucun compte de sa résistance.

— Laissez-moi, répéta-t-elle en le repoussant si fort cette fois que la main qui tenait les rênes fut violemment ébranlée.

Le cheval fit un écart. Un épouvantable juron terrifia la pauvre fille.

— Petite mijaurée ! veux-tu que nous nous fâchions ? (Il arrêta le cheval) Tiens, nous voici aux premières maisons. Descends. Mais n’oublie pas de venir me trouver demain, dans mon cabinet, à deux heures.

Il l’embrassa de nouveau, puis la laissa descendre. Quelques minutes après, Brafort entrait dans R…, où l’appelaient le souci de recueillir de nouveaux renseignements au sujet de la grève annoncée et le désir de s’entendre avec les autres patrons.


III

UNE GRÈVE.

Des hommes qu’unit le même intérêt ont rarement de la peine à s’entendre, surtout quand il s’agit de cet intérêt menacé ; aussi le seul moyen d’établir la paix dans le monde serait-il assurément de dégager l’intérêt commun de la foule parasite des intérêts opposés, comme on dégage un monument des lierres qui le disjoignent et l’ébranlent.

Les patrons de la ville de R…, réunis ce soir-là sous l’émotion des menaces de grève qui venaient de se produire, déclarèrent d’un commun accord qu’il n’existait aucune bonne raison pour augmenter le salaire des ouvriers et que qui leur avait suffi jusque-là devait leur suffire encore. Les plus calmes déplorèrent la stupidité de ces gens qui se privaient ainsi volontairement d’un gain nécessaire ; les plus irrités flétrirent la conduite de ces fauteurs de désordre dont l’entêtement suspendait les bénéfices des patrons, et demandèrent qu’on les fit rentrer par force dans le devoir. Les premiers, reprenant la parole, représentèrent que jusqu’alors des bruits alarmants seuls s’étaient produits, qu’aucune réclamation ni suspension de travail n’avaient eu lieu, qu’il fallait attendre en se tenant prêts. Le lendemain était jour de paye. C’est ce qu’attendaient sans doute les ouvriers ; on verrait alors. En tout cas, ils jurèrent tous de ne point céder, et Brafort, qui se montrait un des plus ardents, fut choisi avec quatre autres pour former le conseil chargé de l’affaire commune, et de rallier à la résistance les fabricants absents de la réunion.

Au nombre de ceux-ci se trouvait un homme riche et distingué, propriétaire d’une des plus belles terres du département, monsieur de Lavireu, père de cette compagne de couvent et de première communion qui, malgré le désir des Brafort, n’était pas devenue l’amie de Maximilie. Monsieur de Lavireu, bien qu’il fit partie du conseil des prud’hommes et du conseil d’arrondissement, et qu’il fût toujours poli pour ses collègues, se tenait à part et voyait peu les gens de R… On sait quel est le prix de certaines intimités dans les petites villes. Précisément à cause de leurs dédains comme aussi de leur noblesse et de leurs richesses, on ne parlait à R… que des Lavireu. Brafort n’avait rien perdu de son respect pour les sommités sociales ; il obtint de ses collègues, non sans peine, d’être chargé d’aller soumettre l’affaire à monsieur de Lavireu, et partit dès le lendemain, après déjeuner, pour la campagne du noble industriel, située à peu de distance de la sienne.

Monsieur de Lavireu était l’idéal actuel de Brafort. La tour crénelée du petit parc n’était que l’imitation d’une vraie ruine, reste de l’antique demeure des Lavireu, et cette copie n’était pas la seule ; car, tout chez Brafort, de loin ou de près, plus ou moins heureusement, s’était modelé sur ce qu’il savait des habitudes et du luxe de son voisin. C’était donc une grande joie, pour l’ancien petit quincaillier, que de pouvoir traiter une fois d’égal à égal, au nom d’intérêts communs, avec un tel personnage. Comme la voiture de Brafort pénétrait dans la première cour, il aperçut de loin monsieur de Lavireu, familièrement accoudé près d’un interlocuteur sur le perron du château. Ce que disaient ces deux personnes, Brafort ne pouvait l’entendre ; mais le voici :

— Mon cher Casimir, vous avez trop emprunté pour pouvoir emprunter encore. Vous ne trouverez pas un homme raisonnable, moi compris, qui consente à recevoir de vous le moindre billet. Il est temps, grand