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déjà longue, tout un poëme de douleurs. Sa taille avait dix-huit ans à peine, son regard en avait trente. Elle tendit une lettre à Brafort en lui disant :

— C’est monsieur Briguet qui vous envoie ça. Il a dit que c’était pressé.

La lettre donnée, le regard de l’ouvrière se fixa sur Jean, qui avait suivi son oncle, et, s’abritant sous une paupière battante de timidité, y revint sans cesse. Il y avait dans ce regard l’expression d’une joie naïve, lumineuse, d’une sorte de ravissement. Pendant ce temps, elle-même était regardée par Brafort, dont la physionomie témoigna d’une satisfaction de connaisseur.

— Oh ! oh ! c’est pressé ! dit-il d’une voix ironique, mais où n’existait plus de colère, et c’est pour cela que tu t’arrêtais là-bas à nous écouter ?

Elle balbutia

— J’étais fatiguée, je me reposais.

Et rougit.

— Allons, tu es une curieuse ! Qui es-tu ? où travailles-tu ?

— Au bobinage, atelier 2.

— Chez moi ?

— Oui, monsieur, depuis un mois.

— Ah ! ah ! je ne t’avais pas encore vue, et… ma foi ! c’était dommage.

Les yeux de Brafort pétillaient en disant cela. Il reprit :

— Comment t’appelles-tu ?

— Baptistine.

— Baptistine, tout court ?

— Oui, dit-elle d’un ton un peu rauque.

— Ah ! ah ! s’écria Brafort en ricanant, un père qui a oublié de se faire inscrire. Il n’en manque pas comme cela.

Enfin il ouvrit la lettre, et sa physionomie s’assombrit tout à coup.

— Eh bien ! qu’ils y viennent, s’écria-t-il avec menace. Nous verrons qui sera le plus fort. Ah ! c’est comme cela ?

Et, paraissant alors avoir oublié Baptistine, son neveu et le reste de la terre, il s’éloigna dans la direction de la maison, les sourcils froncés et lettre ouverte dans ses mains.

Jean avait remarqué l’insistance de la jeune fille et son expression. Il devina que ses paroles du bosquet avaient été entendues ; ainsi les généreux désirs dont brûlait son cœur pour les travailleurs ses frères, une des plus déshéritées d’entre eux, cette pauvre fille qui passait, les avait recueillies, et du regard lui disait : Merci ! Jean fut profondément ému.

Ne voulant pas la quitter si vite et ne sachant comment lui parler, il hésitait ; mais, enhardie par l’expression toute fraternelle du visage de Jean et voyant Brafort déjà loin, ce fut elle-même qui prit la parole :

— Je sais bien, dit-elle, ce qu’il y a sur la lettre de monsieur Briguet, et qui ennuie le maître comme ça. Les ouvriers veulent se mettre en grève.

— Ah ! dit Jean.

Et son cœur bondit sous un élan, comme un guerrier d’autrefois, à l’idée de la bataille ; puis un frémissement le prit, et ces pensées se choquèrent dans son cerveau :

— Oui, résister, revendiquer la répartition équitable, prendre pour drapeau le droit, c’est bien ; mais… comment, par quels moyens soutenir la lute, eux dénués de tout, de pain comme de savoir, force comme d’habileté. Il réunit sous un regard la maison de son oncle, pleine de richesses, de provisions, de superfluités, la caisse du fabricant remplie de billets et d’or, et la pauvre demeure, le bouge humide, sombre, malsain, où vit la famille de l’ouvrier ; la huche vide, à remplir chaque jour ; l’âtre sans bois, le vieux tiroir où s’entassent plus de guenilles que de sous, la croche d’huile petite et presque épuisée, et l’enfant blême et morne, dont l’œil atone semble demander pourquoi la vie appelle des enfants auxquels elle ne peut donner ni air, ni soleil, ni santé, ni joie nourricière ? Il entrevit les difficultés, les malentendus, les haines, les martyres qui doivent précéder cette dernière fusion, la plus douloureuse de l’humanité, entre la caste héritière et la caste misérable ; mais, jeune et croyant, sous le doux regard de cette fille du peuple qui se fait spontanément à lui, ces prévisions funestes se dissipèrent, et, tout tremblant, il tendit la main à Baptistine en disant :

— Eh bien ! mes vœux seront avec vous ! Ah ! que je voudrais pouvoir vous aider !…

La jeune fille serra légèrement la main de Jean ; elle semblait toute stupéfaite.

— Oh ! dit-elle, je ne croyais pas que ce fût possible qu’il y eût des gens comme vous. Dites-moi votre nom.

— Jean Brafort, dit-il.

— Jean ! répéta-t-elle. Vous n’avez jamais été ouvrier, vous ?

— Non, mais mon père l’était, et il est mort en combattant pour la liberté du peuple.

Le visage de Baptistine s’éclaira d’une joie pleine d’étonnement.

— Alors, dit-elle, vous êtes ouvrier de cœur, bien que riche ; c’est très-beau cela !

— Je suis pauvre comme vous, Baptistine ; mon oncle m’a recueilli orphelin et m’a élevé.

Elle joignit les mains en répétant : Orphelin ! orphelin : et en le regardant avec une pitié si tendre, qu’il sentit en ce moment comme effacés tant de chagrins solitaires et tant d’affronts essuyés, tant de larmes amères, versées en appelant sa mère vainement. Et sous ce tendre regard de femme, où quelque maternité se mêle toujours, il ressentit au cœur une commotion âpre et douce, qu’il n’avait jamais éprouvée.

Puis il adressa quelques questions à Baptistine sur la grève ; elle ne savait rien.

— Voyez-vous, dit-elle, les ouvriers disent rien aux femmes.

— Pourquoi cela ? dit Jean vivement ; ne partagez-vous pas les mêmes épreuves ? N’avez-vous pas consenti…

— Oh ! l’on ne nous a rien demandé. S’ils cessent de travailler, il faudra bien nous arrêter, nous aussi, parce que nous ne pouvons pas travailler sans eux ; mais ils ne s’occupent pas de nous.

Jean porta la main à son front. Ce pauvre enfant jusque-là n’avait guère que rêvé ; le contact du réel lui faisait mal. Il croyait à l’amour et à la justice, et découvrait cette loi d’égoïsme et non d’amour en vertu de laquelle chaque droit qui se lève ne voit que lui-même et foule aux pieds le droit qui le suit, lui qui décompose le dogme si simple et si pur de la liberté humaine en une série de revendications successives, dont la dernière seule sera complétement juste, parce qu’elle ne trouvera au-dessous d’elle aucun esclavage à sanctionner.

— Oh ! c’est mal, dit-il douloureusement. Cela est mal !

— Oui. reprit la jeune fille, vous pensez aux femmes, vous !

Elle rougit, non pas de pudeur, mais d’émotion, en attachant sur lui un regard clair, enthousiaste et reconnaissant ; puis elle ajouta :

— Vous êtes le premier que j’aie entendu parler comme cela.

Jean fit un pas vers elle et, lui serrant affectueusement la main.

— Je suis sûr, lui dit-il, que vous avez déjà beaucoup souffert ?

Elle baissa les yeux, une ombre s’étendit sur son visage et elle parut vouloir répondre ; mais elle fit seulement un profond soupir, et bientôt après, relevant ses paupières humides, elle dit à Jean ce seul mot :

— Merci !