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Brafort trouva cela ridicule et petit. Mais il interdit à sa fille toute intimité avec une de ses camarades qu’elle aimait beaucoup, fille d’une couturière de Lille.

— Car, dit-il, je ne nie pas qu’elle ne soit fort bien, mais tu ne peux pas te créer de ces liaisons. Quand nous recevons la fille du préfet et la petite-fille du général, tu ne pourrais pas inviter cette petite et cela lui serait une humiliation. C’est fâcheux ; mais il y a de ces délicatesses, de ces convenances, qu’il faut respecter.

Quand Maximilie sortit du couvent, à dix-sept ans ; elle savait broder en chenille ; elle pouvait peindre des fleurs avec l’aide d’un maître ; elle jouait quelques sonates et chantait la romance d’une voix juste et fraîche, mais sans méthode et sans goût. Elle connaissait entre autres les principes essentiels de la toilette et se piquait de suivre les modes nouvelles. Pour tout le reste, elle avait appris l’histoire de France de Le Ragois ; mais, à la vérité, elle ne la savait guère, excepté la chronologie poétique qui la résume élégamment et dont on ornait la mémoire de toutes les élèves :

    Les Francs pour premier roi choisirent Pharamond,
    Il règne sur ce prince un silence profond.

Maximilie avait encore étudié l’histoire ecclésiastique ; elle savait par cœur tous les miracles qui prouvent la vérité de la religion, les visions de Marie Alacoque, etc. ; beaucoup d’histoire sainte, un peu de calcul et très-peu de géographie. On lui avait enseigné que les hérétiques et les protestants étaient fils du diable ; elle en vit pourtant à la table de son père, et il ne parut pas qu’elle se fît effort pour les traiter avec considération. Elle avait pris au couvent le petit habit de la sainte Vierge, c’est-à-dire le scapulaire, talisman de pureté, qui doit sans intermédiaire entourer le sein ; mais, quand il fut nécessaire d’aller au bal et de montrer ses jolies épaules, elle dut se résigner à le quitter. Elle avait bien formé le projet d’avoir ses pauvres, mais elle n’eut pas le temps : la toilette, les visites, et des leçons de chant et de piano qu’elle prenait encore occupaient sa journée entière. Dans sa chambre, dont son père s’était plu à faire une merveille d’élégance pour le pays, Maximilie avait, à côté de sa psyché, un prie-Dieu garni de velours. Elle n’en abusa pas, bien qu’au couvent elle eût été saisie d’accès de dévotion, qui avaient fort effrayé son père.

— Plutôt que de voir ma fille religieuse, s’écriait-il, j’irais, le sabre à la main, l’arracher de cette jésuiterie. Je veux qu’elle ait de la religion, mais ni plus ni moins qu’il ne faut.

Ce sage désir s’accomplit. À partir du retour de Maximilie dans la maison paternelle, sa dévotion s’évapora doucement chaque jour, et il n’en resta bientôt plus que ce qu’il fallait à une demoiselle bien élevée, faite pour la vie du monde et non pour la vie claustrale. Elle remplissait exactement ses devoirs religieux et se rendait à la messe tous les dimanches avec sa mère, à moins pourtant qu’il ne fît mauvais temps ; et là, tout en suivant ses heures, elle trouvait moyen de voir en détail toutes les toilettes. Elle était enfin ce que sont, à peu d’exceptions près, tous ces jeunes esprits nourris de contradictions, qui, n’étant pas assez forts ni assez ardents pour élaborer eux-mêmes leurs croyances, vivent d’inconséquences avec assez de résignation. Elle était encore d’ailleurs à l’âge où l’être s’ignore lui-même et hésite, ébloui au seuil de la vie, comme un jeune oiseau sur le bord du nid. À défaut de certitudes, elle se nourrissait de rêves et flottait dans cette attente où se sent placée toute jeune fille pour qui l’avenir se résume dans un inconnu. Tour à tour capricieuse et raisonnable, égoïste et bonne, vive et rêveuse, douce et passionnée, elle semblait essayer ses ailes et interroger les horizons ; un peu inquiète, mais bien plus curieuse. Charmante ainsi d’ailleurs, elle attirait comme une énigme et retenait comme une âme où tout indécise qu’elle fût encore, on sentait des forces inconnues s’agiter.



II

BAPTISTINE.

Pendant cette revue des événements et des caractères à laquelle nous venons de nous livrer, nos personnages sont restés à table. Les mets sont fins et nombreux. Brafort boit sec et mange abondamment, et madame Brafort, malgré sa mélancolie, semble prendre un assez vif intérêt à ce détail de l’existence. Tous deux justifient à merveille leur embonpoint. Quant aux trois jeunes gens, ils participent au repas avec le même entrain et au fond la même insouciance qu’ils apporteraient à une autre occupation. Ils sont à l’âge où le plaisir suprême, celui qui crée tous les autres en les dominant toujours, sujet dont tout objet n’est que le prétexte, c’est la jeunesse. Au travers des coups de dents, s’échappent des paroles vives, animées. On cause des incidents de la journée, de riens qui les font beaucoup rire, on ne sait trop pourquoi, ni quelles réticences contiennent ces sourires des lèvres et des regards, ces flammes qui de toutes parts s’épanchent. Autour de la table ronde, en ce petit comité peu habituel (car souvent des convives attendus ou inattendus dînent chez le manufacturier), Georges est à la droite de madame Brafort et Jean à sa gauche ; Maximilie se trouve placée entre son père et Georges. Elle cause beaucoup avec son voisin, et ils sont les deux plus gais ; mais c’est à Jean surtout que s’adressent leurs regards et leurs paroles en passant par-dessus Brafort.

Brafort ne peut suivre la conversation des enfants, trop agile pour lui ; mais de temps en temps, il l’interrompt d’un ton péremptoire et profond qui impose silence, et c’est pour déclarer par exemple qu’il ne peut faire un bon repas sans huîtres, et qu’il attend avec impatience les mois qui ont des r.

— Oh ! s’écrie Maximilie, ces mois-là nous amènent l’hiver. Je préfère le mois d’août sans huîtres. Il est si beau !

Et ses regards pleins de soleil se portent furtivement sur Georges et s’abaissent aussitôt.

— Tu oublies que l’hiver est la saison des bals, dit son père, et que tu es engagée d’avance à la préfecture, chez monsieur de Reder.

— Oh ! ce n’est pas si pressé.

— Alors c’est que tu as changé d’idée, car tu t’en faisais une fête.

— Vous préférez vraiment la campagne au monde, mademoiselle ? demande Georges avec intérêt.

Maximilie rougit et semble un moment ne savoir que répondre à cette grave interrogation sur ses sentiments. Elle dit enfin :

— Oh ! je m’en faisais une fête, c’est vrai ; mais à présent je n’y pense plus.

— Voilà bien la légèreté des femmes ! dit Brafort. À propos, poursuit-il, j’ai reçu aujourd’hui une réponse de monsieur de Reder. Tu sais, dit-il à sa femme, que je l’engageais à nous faire l’honneur de venir, avec ses dames passer la journée à la campagne. Eh bien ! sa lettre est fort aimable ; il me dit que la chose n’est pas impossible ; qu’il en parlera à madame de Reder, et que si ses occupations lui permettent.

Madame Brafort parut très-émue et très-flattée.

— Mon Dieu ! dit-elle, je voudrais du moins le savoir longtemps d’avance, parce que…

— Bah ! il ne faut pas te mettre sens dessus dessous. Ce sont des gens très-simples, qui n’ont pas de morgue