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quincaillier, ton prix ne variait-il pas selon le client que tu servais ? Est-ce que tu te serais permis de vendre. à une élégante comme à la fruitière du coin, à un étranger comme à un compatriote ? Est-ce qu’il n’y a pas en toute fonction, depuis la cuisinière, qui fait le marché, jusqu’au fournisseur d’armée, le chapitre des profits secrets ? le tour du bâton ? Une chose n’est dans la langue que lorsqu’elle est dans les mœurs ; donc acceptée, connue, convenue, pour ainsi dire, donc permise. Tout le monde sait cela, excepté toi. Un petit enfant qui joue au bouchon te le dirait : ce qui gagne, c’est partout l’habileté. L’habileté est un droit. Pourquoi pas ? le talent en est bien un. Si tu fais un bon marché, il est juste que tu en profites, et, tiens, dis-moi, je te prie, pourquoi, — sauf peut-être quelques benêts de républicains, tous les gens qui passent aux affaires, tous ceux qui ont manié les choses de l’État, sont-ils devenus riches, de pauvres qu’ils étaient devant ? — Qui songe à s’en étonner ? Personne. On s’étonnerait du contraire, ce serait choquant. Eh bien ! ce n’est pas toi pourtant qui prétendrais que des pairs, des ministres, des diplomates, des hommes officiels ne sont pas des gens estimables ? Hein ! qu’en dis-tu ?

— Non, assurément, dit Brafort.

Et nul n’était plus incapable que lui d’une pareille pensée, cela parut en effet le convaincre. Toutefois, au bout d’une minute, il ajouta :

— Cependant, la cuisinière…

— Oh ! reprit Maxime, la cuisinière, c’est bien différent. La cuisinière, qui est une personne inférieure, n’a pas le droit de voler ses maîtres, auxquels elle doit obéir ; mais des hommes distingués, maîtres et tuteurs de la société, ont le droit d’en agir à leur discrétion à l’égard d’elle. À chacun selon sa capacité. Tu ne rêves pas, je pense, la république ? Eh bien ! l’inégalité des conditions crée nécessairement, forcément, l’inégalité de la morale. Les philosophes, qui ne sont que de plats géomètres, ont appelé les conquérants des voleurs. Cependant qui les prend pour tels ? Le monde a-t-il cessé de les adorer ? Non, il a trop de bon sens pour ne pas comprendre que la morale change avec les conditions. La vol est puni, la conquête reste admirée. Il faut, pour que l’ordre règne dans la société, que l’on ne s’y arrache pas des mains les objets utiles. Mais ce serait décréter l’immobilité, ce serait éteindre le génie, que d’interdire aux gens habiles les moyens intelligents d’acquérir le rang et l’éclat nécessaires à l’emploi de leurs talents. Sans doute, dit Brafort, à condition bien entendu, qu’ils ne prennent pas ce qui est aux autres.

Maxime haussa les épaules.

— Et qu’est-ce qui n’est pas aux autres ? dit-il avec impatience. Puise-t-on aux cavernes des génies de la montagne quand on s’enrichit ? Va-t-on féconder des îles désertes ? Sur ma parole, le lieu commun est l’étoffe même de l’esprit humain ! Mon cher, il y a deux sortes de gens en ce monde : ceux qui produisent et ceux qui possèdent. Les premiers, consacrés au pénible enfantement de la richesse, vivent ou languissent à l’aide d’un certain nombre de sous par jour ; les autres jouissent de la somme des richesses acquises, en s’en disputant les parts. Le commerce, en majorité, et surtout la spéculation, qui ne produisent pas, que sont-ils en réalité, sinon des moyens plus ou moins autorisés, de faire passer dans sa poche ce qui est dans celle d’autrui ? Tu ne veux, n’est-ce pas, ni bêcher, ni pousser le rabot, ni tirer l’alène. Tu veux être riche ? Eh bien, mon bon, sauf deux ou trois professions libérales que tu ne peux pas remplir, il ne s’agit dés que de pots-de-vin, et, crois-moi, quand on en prend, on ne saurait trop prendre.

Là-dessus Maxime quitta le ménage Brafort, laissant l’honnête garde municipal si préoccupé de toutes les idées qu’on venait de faire miroiter à ses yeux, et du choix qu’il avait à faire, qu’il fut longtemps à se souvenir de la première impression, pourtant si vive, que lui avait causée le spectacle de sa femme et de son ami, si près l’un de l’autre. Tout s’expliquait maintenant d’ailleurs. Et puis il eut à soigner une violente attaque de nerfs d’Eugénie, à qui décidément la joie faisait mal. Elle craignait aussi, dit-elle, que son mari ne refusât une aussi bonne occasion. Brafort la rassura. Au fond, il n’hésitait guère. L’avis de Maxime, qu’il eût pris pour conseil d’honneur aussi bien que pour oracle dans les choses d’esprit ; l’ardent désir de sa femme et le sien propre, cette ambition de la richesse que tout enfant du siècle suce avec le lait, enfin l’assurance que les pots-de-vin étaient chose reçue… Maxime, en le quittant, lui avait donné rendez-vous chez lui deux jours après. Tout fut conclu dans cette entrevue. Brafort, qui se reprochait vivement les soupçons qu’il avait eus, dans un transport de reconnaissance, les avoua, tout confus. Maxime se mit à rire.

— Allons donc, mon cher, ces choses-là arrivent à tout le monde, mais à nous…

Le lendemain Brafort donna sa démission et, peu de jours après, partit pour l’Allemagne. Il y resta près d’un mois…

Au retour, il trouva Eugénie installée dans un joli petit appartement, rue de Lille. Elle en avait obtenu l’autorisation, à la prière de Maxime, qui voulait voir sa filleule heureuse et bien mise. Maximilie, en effet, portait maintenant de petites robes blanches qui lui séyaient à ravir, et la jeune mère ne déparait point sa fille. Mise avec grâce, le teint frais et reposé, ayant une bonne sous ses ordres, Eugénie déployait des grâces toutes nouvelles, et ce qui était encore plus nouveau, une charmante humeur, et cette gaieté qui est presque de l’esprit. Elle avait déjà fait des connaissances, et l’on eut de petites soirées où parut quelquefois Maxime. Toutefois, Brafort n’entendait pas manger son argent. Il avait bel et bien rapporté quatre-vingt mille francs, et maintenant regrettait presque de n’avoir pas eu davantage ; l’appétit vient en mangeant. Mais quatre-vingt mille francs, ce n’était pas assez pour rester oisif, et, comme Brafort, ainsi que l’avait remarqué Maxime, ne voulait ni bêcher la terre ni manier l’outil de l’artisan, il fallait donc ou qu’il prit un nouveau commerce ou qu’il fit, suivant l’expression vulgaire, travailler son argent. Maxime, consulté, jugea qu’il n’y avait pas à hésiter.

— Le commerce, dit-il, j’entends la boutiquerie, n’est que la petite spéculation ; la grande seule fait les fortunes rapides et considérables. Combien te faut-il ?

Brafort hésita et finit par répondre :

— Dame ! le plus possible.

— Je m’y attendais. Et quand cela ?

Mais le plus tôt.

Maxime, comme à l’ordinaire, se mit à rire :

— Excellents principes ! Eh bien ! j’ai une affaire en vue, que je ne puis faire seul, un achat de maisons un peu vieilles, mais situées près du Louvre, dans un beau quartier. C’est une affaire de trois cent cinquante mille francs. Nous payerons une part comptant. Tu donneras un tiers, je ferai le reste, et naturellement je serai propriétaire dans la mesure de cet apport ; mais ce sera entre nous une clause secrète et tu seras seul en nom. L’opinion publique est ridicule ; elle interdit aux hommes politiques de faire des affaires, comme s’ils devaient mourir de faim en servant l’État.

Brafort fut de cet avis, et s’irrita contre l’opinion publique. Il acheta les maisons, au nombre de trois. Quand il s’en vit propriétaire en règle, bien qu’il ne le fût en réalité que pour un tiers, il fut pris d’une joie qui l’enivra. Lui, propriétaire ! Bonheur inespéré orgueil et délices ! Il se regardait avec respect ; il marchait dans la rue, cambré, la tête haute. Il remplissait le trottoir !

Cependant tout a ses ombres. Les grandes passions,