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gardes nationaux fatigués et blêmes, qui rentraient chez eux ; sauf de mornes figures qui glissaient le long des murs, portant sur leurs visages les signes de la douleur et de la défaite, sauf quelque traînée de sang sur le pavé, le son lointain du tocsin et, dans le regard des plus indifférents, une vague inquiétude ; sauf ces témoignages épars et peu accusés, les gens s’occupaient, comme à l’ordinaire, de la satisfaction de leurs besoins journaliers et se hâtaient de reprendre leurs affaires interrompues. L’homme jusqu’ici vit surtout de pain.

Mais, sur le bord de la Seine, à mesure qu’avançait Noelly, les traces du combat devenaient plus flagrantes ou plutôt la lutte durait encore. Non loin de la Grève, Noelly rencontra une troupe de gardes nationaux et de soldats qui accablaient de coups et d’insultes de malheureux prisonniers. Il semblait que tout sentiment de crainte personnelle eût abandonné la jeune femme ; elle osa se mêler à ces lâches vainqueurs pour envisager les prisonniers, mais bientôt, se dégageant, poursuivie d’insultes qu’elle n’entendit pas elle reprit du même pas son chemin.

Elle arriva ainsi, en tournant les points occupés par les troupes, dans la rue Aubry-le-Boucher, qu’elle descendit jusqu’au bout, évitant çà et là des flaques de sang où son pied se fût trempé. À l’entrée de la rue Saint-Martin, elle s’arrêta et se mit à regarder avec angoisse le spectacle saisissant et inusité qui s’offrait à elle.

À droite et à gauche, deux hauts remparts, solidement construits de meubles, de voitures et de pavés fermaient la rue ; derrière chacun d’eux, on voyait à différentes hauteurs, des hommes armés, les uns assis dans des attitudes diverses, d’autres sur le qui-vive, l’oreille au guet, l’œil ardent, l’arme prête à faire feu, et qui observaient cette arrivante inconnue avec un mélange de défiance, de surprise et de curiosité. Aux fenêtres d’une maison, numéro 50, qui fait face à la rue Aubry-le-Boucher, se montraient des combattants au visage noirci ; puis à droite, la rue Saint-Merri s’allongeait silencieuse, les maisons fermées, le pavé désert. Quelques bruits sourds passaient dans un silence épais et sinistre. La vieille église, étrange témoin, dominait le tableau de sa masse noire et mélancolique, au-dessus de laquelle des nuages blancs passaient lentement sur le ciel bleu, tout lumineux de soleil levant.

Une minute s’écoula, pendant laquelle Noelly chercha du regard parmi ces hommes, Jacques, dont elle avait un message et qu’elle savait trouver là. Un des insurgés s’approchait d’elle pour lui demander le motif de sa présence, quand, à une exclamation partie d’une des fenêtres, elle répondit par un cri. Jacques, un moment après, la serrait dans ses bras.

C’est sa femme ou sa maîtresse, dit un des insurgés.

Et ils s’éloignèrent.

C’était son amante, et Jacques, suffoqué de joie, ne pouvait parler ; car il croyait ne plus la revoir. Après un long embrassement, il releva la tête, et tout pâle, sans pouvoir tirer de sa gorge autre chose qu’an son rauque, il repoussa Noelly du côté de la rue Aubry-le-Boucher. Elle résista, ils se regardèrent, et alors ce fut elle qui le conduisit, à pas lents, résistant encore, mais vaincu, vers la maison d’où ils venaient de sortir. Au bas de l’escalier toutefois, par un violent effort, Jacques retrouva la parole et son énergie :

— Non ! non ! s’écria-t-il ; non ! c’est assez de moi seul. Va rejoindre notre enfant.

— Ce n’est pas en moi que sera sa vie, dit-elle en secouant la tête doucement, tandis que moi, tu le sais, la mienne est en toi.

— Hélas ! Noelly, tu veux donc mourir ? L’espoir s’écoule avec les heures. Au lieu de se soulever, Paris s’apaise ; nous restons seuls.

— Eh bien ! dit la jeune femme, qui posa le pied sur la première marche.

— Noelly ! et Jean ?…

— Ne me brise pas ! Si tu meurs, que puis-je pour lui ? J’ai écrit à Charles… Non, Jacques, ne pense pas que maintenant je puisse te quitter. Seulement pourquoi, si vous n’espérez plus vaincre, si le peuple vous abandonne, pourquoi restez-vous ici ? Viens, nous pourrons peut-être échapper… S’ils te prennent, eh bien ! ce sera la prison, sans doute… pour nous deux. Viens !…

— Je ne suis pas seul ici, dit-il gravement, et je n’agirai pas seul ; d’ailleurs

Une décharge lui coupa la parole. Il monta précipitamment, suivi de Noelly, et trouva ses compagnons occupés à riposter à l’attaque d’un bataillon venu du bas de la rue. Dans la chambre où ils étaient entrés, se trouvaient seulement une dizaine d’hommes qui n’étaient pas tous armés ; ceux-ci chargeait les armes ou préparaient des moellons pour jeter par les fenêtres, au cas où l’ennemi franchirait le premier rempart. Au milieu d’eux il vit un enfant de douze ans, ont la tête était entourée de linges sanglants. Blessé depuis la veille, on n’avait pu le décider à se retirer[1].

Après une fusillade très-vive de la part des troupes, mesurée du côté des assiégés, qui, pour épargner leurs munitions, ne tiraient qu’à coup sûr, les soldats montèrent à l’assaut de la barricade et la franchirent en la jonchant de morts. Déjà les combattants de la rue s’étaient retranchés dans les maisons d’où leur feu continuait de cribler les assaillants et d’où pleuvaient par les fenêtres des pavés qui renversaient et écrasaient les soldats. Ne pouvant se maintenir dans ce dangereux espace, la troupe ne fit que passer, franchit l’autre barricade et disparut.

Alors les insurgés reprirent possession de la rue, relevèrent les blessés, soldats ou républicains, et les transportèrent au rez-de-chaussée de la maison du numéro 50, où ils avaient établi leur ambulance. Là, joignant ses soins à ceux de Noelly, se trouvait une autre femme quel l’amour aussi avait attirée dans ce lieu terrible. Plus loin, dans une maison voisine, la femme d’un armurier dont les insurgés avaient enlevé le magasin, mue par let seul élan de l’humanité, consacrait également ses soins aux blessés.

Les heures de la journée s’écoulèrent dans ces alternatives de chaudes attaques et de lugubres repos. Les uns morts, les autres hors de combat, le nombre de ces héros diminuait sans cesse. Les munitions aussi devenaient rares ; le papier manquant, ils firent des bourres de leurs chemises déchirées, et, demi-nus, affamées, sanglants, tous attendaient la mort sans vouloir se rendre.

Ils avaient tenu conseil. Il était devenu évident que partout ailleurs l’insurrection était étouffée, que le peuple les abandonnait, que la partie enfin était perdue. Il ne s’agissait donc plus que de se livrer ou de mourir. Mais quelle humanité, quels égards pouvaient-ils attendre d’un pouvoir égoïste et sans foi, qui avait à se venger sur eux de sa peur ? Affirmer hautement leur foi par un dévouement suprême, n’était-ce pas grand ? Et n’était-ce pas mille fois préférable aux outrages des geôliers et du bourreau ? Tous, d’un élan, acclamèrent leur mort dans le cri de : « Vive la République ! » puis ils reprirent tranquillement leurs armes, souriants, allègres, ne laissant percer sur leur visage aucune émotion nouvelle, si ce n’est dans l’œil, parfois une vague rêverie de l’inconnu. Ceux qui étaient pères, seuls, et cette jeune mère, qui se trouvait là, souffraient dans les liens vivants qui les attachaient à ce monde. Une fois encore, Jacques adjura sa femme de partir. Elle fut quelque temps sans répondre, pâle et torturée ; puis elle dit :

— Je resterai !

Il n’insista plus. D’ailleurs la retraite avait mille périls, si grands qu’elle y eût succombé sans doute. Des troupes furieuses, soldats, gardes municipaux et gardes natio-

  1. Louis Blanc. — Histoire de dix ans.