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que désordre, en quoi peut-il satisfaire les gens au point qu’ils risquent leur sécurité, leurs biens et leur vie, seulement en vue de l’obtenir ? Plus il y pensait, moins il pouvait se rendre compte d’une telle singularité ; mais il ne doutait point pour cela de son existence ; car le commandant la leur avait affirmée le matin même, dans une entraînante allocution.

L’heure fixée pour le départ de la maison mortuaire était passée, et déjà sans doute le cortège devait approcher de la Bastille ; autour du Jardin des Plantes, régnait un silence profond, que troublait à peine une vague et sourde rumeur venant de l’autre côté du fleuve, quand les gardes municipaux virent s’avancer une troupe d’une dizaine d’ouvriers, dont la figure éclairée des mêmes lueurs, le pas emporté d’un même élan, témoignaient l’un même but et d’une même pensée. Où se rendaient-ils avec cette flamme dans les yeux, si allègres et si forts qu’à peine ils touchaient la terre ? D’instinct, les gardes reconnaissent l’ennemi et se portent à sa rencontre.

— Laissez-nous passer ! De quel droit nous barrez-vous ainsi le passage ? s’écrient impétueusement les ouvriers. La rue n’appartient-elle plus aux citoyens ? Qui vous a vendu Paris ?

Au premier rang de ceux qui parlaient ainsi, Brafort avait reconnu Jacques.

Toujours lui, dans tout désordre ! Allaient-ils donc se trouver l’un en face de l’autre, dans la mêlée ? D’un geste, Brafort attira son frère à quelques pas :

— Malheureux ! où vas-tu ? Quelle rage te possède ? Que t’a fait la France ? Que t’a fait le roi ?

Jacques haussa les épaules, croisa les bras et un grand rire se répandit de ses lèvres sur toute sa figure, en l’illuminant à la manière sinistre d’un coup de soleil sur un ciel d’orage.

— Et toi, que l’a fait le bon sens pour que tu te sois voué à la cause de nos exploiteurs, pour nier la misère du peuple qui te crève les yeux ? Que fais-tu de toi-même pour te laisser ainsi confisquer par d’autres de ton plein gré ? Ton roi, je ne l’attaque pas, je me défends. Je me défends contre lui, bandit qui me vole chaque jour mon argent, ma volonté, mon intelligence et mon honneur. Tout ce qu’il a de plus que sa part, ce roi qui tient tant de place, il me le prend. Il a vingt-cinq millions, et je n’ai pas toujours vingt-cinq sous. Il a cent bibliothèques, et nous n’avons pas un livre. Si je veux marcher, le voilà qui dit : On ne passe pas ! Si je veux parler, il ose dire à ma pensée : Tu n’iras pas plus loin ! Si je veux aimer, il m’ôte le bonheur de ceux que j’aime ; non-seulement, grâce à lui, ma femme et mon fils partagent ma misère, mais, si je veux au dehors me réchauffer à quelque rayon d’espoir, de liberté, de haute envie, il est là qui souffle dessus et l’éteint. Non, non, cela dure depuis trop longtemps ! Il faut que cela finisse, par moi ou par lui. Laisse-moi, ou cherche à gagner les récompenses de ton maître, en égorgeant aujourd’hui quelqu’un de tes frères, un autre ou moi, peu importe.

— Jacques, tu es fou ! s’écria Brafort.

— Parce que je suis arrivé à voir les choses autrement qu’avec l’œil de l’habitude et que votre aveuglement me fait pitié. Mais voyons qu’est-elle donc cette idole humaine à qui vous sacrifiiez la sainte république, la chose de tous ? Ne vois-tu pas qu’il n’est, cet oisif, que le premier mendiant du royaume ? Qui fait sa richesse ? Vos aumônes. Qui fait sa puissance ? Votre abdication. Et c’est pourtant sur ce neutre que vous comptez, imbéciles, pour vous sauver. Vous sauver ! de quoi ? Quel danger social peut-il exister autre que celui d’être privé de sa liberté, de ses biens, de son honneur ? Et vous lui donnez tout cela ! C’est vous qui êtes fous ! De peur d’être égorgés, vous ouvrez au loup ! Par crainte de je ne sais quels périls imaginaires, vous vous jetez dans l’abîme ! Pour n’être pas mouillés, vous allez dans l’eau ! Croyez-vous donc l’investir, cet homme, de toute l’intelligence et de toute la volonté que vous déposez à ses pieds ? Hélas ! elles y restent. Les lobes de son cerveau n’en contiennent pas un atome de plus de matière grise. Vous vous êtes amoindris sans l’augmenter. L’unité que vous poursuivez, la force que vous rêvez consiste à réduire la capacité d’une nation à la capacité d’un seul homme, et, tout le reste, des millions décapités ! Ah ! jamais aucun instrument de mort, ni l’épée des Césars, ni les bûchers de l’Église, ni la peste et l’inondation, ni rien de tout ce qui désola l’humanité, ne saurait se comparer à la monarchie, ce fléau exterminateur des âmes, qui réduit le genre humain tout entier à quelques cerveaux sans équilibre. Ahuri par cette véhémente apostrophe et presque aveuglé par les éclairs qui partaient des yeux de Jacques, Brafort cherchait une réponse, quand, du côté du pont d’Austerlitz, des coups de fusil retentirent. Jacques bondit vers ses camarades :

— Voici l’heure ! cria-t-il d’une voix de clairon. Vive la République !

Et tous ensemble, repoussant avec une impétuosité irrésistible les gardes municipaux, s’élancèrent dans la direction de l’émeute, aux cris frénétiques de Vive la République ! Deux ou trois gardes municipaux tirèrent après eux des coups de fusil mal dirigés. La plupart, après cette apparition, restèrent sombres et pensifs.

Ce n’était pas Brafort qui l’était le moins. Les paroles de son frère et l’enthousiasme qui le transfigurait l’avaient malgré lui vivement ému, au point qu’il se sentait assailli de doutes étranges, et ne voyait plus son devoir si clairement qu’il l’avait fait jusque-là. Un instant, les hiérarchies sociales, si bien rangées dans sa tête, s’enchevêtrèrent et, quittant leur ordre habituel, lui parurent pouvoir se fondre sous une loi commune, dans une heureuse harmonie, et il se demanda si vraiment, en effet, le roi… Mais un regard jeté sur ses buffleteries et celles de ses compagnons, le ramena bien vite au sentiment des sages réalités. Il se redressa, mit la main sur la poignée de son sabre, et ressaisit l’air crâne et convaincu de tout bon militaire pénétré de sa consigne. Cependant un malaise, une inquiétude lui resta jusqu’au moment où le lieutenant passa devant eux.

— Allons, mes enfants, leur dit ce brave officier, il paraît que ces brigands de républicains veulent encore essayer de tout mettre sans dessus dessous. Mais nous apprendrons à ces furieux quel cas fait la France de leurs misérables utopies.

Des utopies ! c’étaient des utopies ! Brafort l’avait presque deviné. Et maintenant qu’il avait le mot de la chose, il respirait plus à l’aise, il était content. Des utopies ! Parbleu ! n’est-il pas odieux, en effet, de mettre tout sans dessus dessous pour des utopies ? Brafort, de ce moment repris son assiette ; il retroussa ses moustaches, et, jugeant, d’après l’usage, que le meilleur moyen de confondre les utopies était de sabrer les utopistes, il se sentit saisi de cette colère sacrée qui fait les héros.

Elle fut à son comble, quand on apprit dans les rangs qu’un homme vêtu de noir[1], à figure sinistre, avait arboré le drapeau rouge, surmonté d’un bonnet phrygien.

— À bas 93 ! cria. Nous ne voulons pas de la guillotine ! À bas la République ! Vive le roi !

Cette première évocation du spectre rouge, l’intervention, on le voit, ne date pas de 1852, mais de vingt ans plus tôt, il n’y a rien de nouveau sous le soleil des monarchies, eut, dit-on, sur le sort de cette journée une grande influence. La conscience des peuples est encore faite d’habitudes, et vingt siècles d’orgies impériales et monarchiques, vingt siècles d’exactions, de pillages, d’empoisonnements, de massacres, de débauches, de roue, de gibet, d’écartèlements, d’échafauds, se trouvent plus légers dans la balance que trois ans de

  1. Louis Blanc. — Histoire de dix ans.