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dire un dernier mot, s’expliquer un peu. D’un ton précipité, d’une voix altérée :

— Vous trouvez sans doute ma démarche bien hardie, monsieur Maxime, d’autant mieux que je suis venue sans en parler à mon mari ; mais notre position est si précaire et si dure… et quand je songe à ma fille… vous comprenez.

Maxime regardait Eugénie en souriant doucement :

— Certainement, dit-il, je vous comprends ; vous avez bien fait, chère madame, et je vais beaucoup songer à vous.

Cette phrase à double entente, de l’air et du ton dont elle fut prononcée, évidemment signifiait : À vous seule.

Elle reprit en rougissant :

— Oui, si vous pouviez procurer à mon mari une place un peu plus lucrative…

— Je le ferai dès la première occasion, croyez-le bien ; et puis j’irai voir Brafort, lui faire reproches. Qu’il vienne aussi me voir. On n’abandonne pas ainsi ses amis.

— Que vous êtes bon ! dit Eugénie. Merci mille fois. Et elle se retira en lui faisant une révérence un peu gauche, mais qui accusa sous son châle une cambrure : parfaite. Il la suivit des yeux en disant :

— Et quand vous aurez des ordres à me donner, chère madame, à cette heure, j’y suis toujours.

Il l’accompagna jusqu’à la porte du second, salua, et lui baisa encore la main en protestant de son dévouement, et en la chargeant d’embrasser pour lui sa filleule.

Eugénie se trouva dans la rue, la tête étourdie, le cœur agité, confuse, étonnée, indécise.

Il est bon, très-bon, se dit-elle enfin ; nous avons eu tort de douter de lui.

Ce fut comme une déclaration officielle qu’elle se fit à elle-même, et sous laquelle elle abrita les souvenirs de cette entrevue, et mille pensées plus furtives qu’elle écartait, mais qui revenaient malgré elle l’obséder et l’émouvoir. Il était bon, soit ; mais il était aussi bien séduisant, on ne saurait le nier, et à quoi bon ? Il ferait un jour le bonheur d’une femme. Peut-être avait-il une maîtresse ! Assurément l’amour d’un tel homme devait offrir des délices incomparables. Comme lui avait parlé ! Comme il l’avait regardée ! Oh ! ce n’est pas que… mais…

À Dieu ne plaise qu’on puisse croire que la vertu de madame Brafort ait le moins du monde fléchi dans cette affaire. Non, certes. Pour de simples pensées, il ne faut pas être rigoureux. Celui qui a dit que la société serait impossible si les cœurs des hommes étaient transparents, a dit une vérité sûre. Entre la pensée qui se parle et celle qui s’agite au for intérieur, il y a un abime ; l’appareil vocal est un alambic. Un chroniqueur qui userait complètement du pouvoir qu’il possède de connaître et de raconter les secrètes pensées serait déclaré choquant. Nous ne relevons ici des pensées de madame Brafort que les plus inévitables ; on le reconnaîtra, si l’on veut bien n’y pas mettre de pruderie. Les rêves d’amour, naturels à l’être humain, à la femme surtout, dans l’état actuel des choses, pour être interrompus par le mariage, n’en sont pas supprimés ; et tant que le mariage, au lieu de les satisfaire, ne fera que les décevoir, il n’en existeront qu’avec plus de force en dehors de lui, contre lui ; ils seront ses ennemis, au lieu d’être ses auxiliaires.

Eugénie était une si honnête femme qu’elle eut même un instant la pensée de parler à son mari de son entrevue avec Maxime ; mais ensuite elle pensa qu’il ne pourrait lui pardonner cette audace, d’avoir fait pareille démarche sans le consulter. Ce fut donc la faute de Brafort lui-même s’il ne fut pas du secret.

De même, et malgré son ardent désir d’activer les bonnes dispositions de Maxime, elle ne retourna point chez lui, comme il l’y avait invitée. Ce fut Maxime lui-même qui vint quelques jours après. Il apportait l’offre d’une place et des bonbons à Maximilie. Il fut amical, charmant. Il exprima le regret de ne pas trouver Brafort, qui naturellement était de service. L’étroitesse et la pauvreté du logement l’affligèrent ; son regard le dit, ce regard si éloquent et si doux ! Bien heureusement, il se trouvait qu’on allait sortir et que la petite avait de la toilette, la mère aussi ; — Maxime resta près d’une heure. Une heure ! un tel homme, dont le temps était si précieux ! Et il n’eut pas l’air de s’ennuyer. Il amusa la petite et la trouva charmante, et il fit causer Eugénie comme jamais elle n’avait causé de sa vie, car elle-même ignorait qu’elle pût s’exprimer si facilement, et elle ne le pouvait ainsi réellement qu’avec lui, car il s’intéressait à des choses dont les autres n’avaient nul souci. Elle était le soir toute heureuse. Brafort vint, et elle se mit à lui raconter la visite de Maxime, à peu près dans tous ses détails, et avec une intarissable abondance. Il écoutait, regrettant de n’avoir pas été là, faisant encore le bourru à la surface, mais profondément touché du retour de son idole.

— Enfin, dit-elle, il croit pouvoir l’assurer une place. Il faut que tu dises si elle te convient, et il fera les démarches ; mais elle te convient, j’en suis sûre, puisque ce serait une place de trois mille francs.

— Laquelle ? demanda Brafort.

— Quelque chose comme caissier, administrateur, que sais-je ? d’un nouveau chemin de fer très-curieux, qu’ils vont faire à Saint-Germain.

Brafort se leva d’un bond qui faillit défoncer le plafond de la mansarde.

— Le chemin de fer de Saint-Germain ! cria-t-il. Est-ce Dieu possible ? Serait-il venu se moquer de nous ?

— Quelle idée ! s’écria Eugénie indignée. Et pourquoi pas le chemin de fer de Saint-Germain ?

— Une chose fantastique ! une idée creuse ! une billevesée ! Faire marcher des voitures sans chevaux ! Cela s’est-il jamais vu ? ça se comprend-il ? Un conte à dormir debout, enfin des bêtises, une chose qui n’a pas le sens commun et dont tout le monde fait des gorges chaudes. Et c’est cela que Maxime vient me proposer ? Voilà qui est dur !

Il était rouge et désespéré. Eugénie se de dire :

— Eh bien, tout le monde a peut-être tort, car monsieur Maxime, il n’est pas capable de nous faire une mauvaise plaisanterie ; ce serait bien mal à toi de le croire, monsieur Maxime a mis là-dedans de l’argent, beaucoup d’argent ; il est, m’a-t-il dit, actionnaire, et il assure que ce sera une belle chose, une très-belle chose !

— Je serais trop malheureux de croire qu’il y a mis de la mauvaise volonté ; mais j’avoue qu’avec tout son esprit, je ne puis comprendre qu’il ait pu donné là-dedans. Mets-toi bien dans l’idée, Eugénie, que ce chemin de fer est une chose jugée par tous les gens de bon sens, et encore mieux par des savants, des hommes célèbres, qui ont déclaré que c’était une vraie folie, quoi ! Va parler de ça à monsieur Thiers. Ça ne peut pas marcher, on l’a prouvé par des chiffres. Si ça pouvait marcher, ça serait un casse-cou, et le gouvernement serait responsable des malheurs… Mais ça ne peut pas marcher, c’est prouvé. Les voyageurs seront obligés de s’atteler pour aider à monter les pentes, et ces chaudières qui coûtent un prix fou, elles ne pourront servir peut-être qu’à faire de la soupe aux armées.

— Monsieur Maxime dit que ça va très-bien en Angleterre.

— En Angleterre, ce n’est pas une raison. La France et l’Angleterre ont un génie tout différent. Ah ! ça vient d’Angleterre ? Eh bien, c’est pour cela que je m’en défie encore plus. Ça serait joli, si j’allais donner ma gardien de l’ordre ; c’est un sacerdoce, et Maxime devrait démission pour une chose pareille. Non, non ; je suis s’imaginer que je ne vais pas quitter une fonction aussi