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de famille vacant, il devait rester séparé, pendant quelque temps, de sa femme et de sa fille. Ce fut ce qui le chagrina davantage. Ses idées sur les femmes et le mariage lui faisaient craindre vivement les conséquences d’une telle séparation. Il était bien entendu que madame Brafort ne pouvait être que la vertu même ; mais… quand on a lu tous les contes grivois dont la littérature française est enrichie, et qu’on a trompé soi-même un ou deux maris, il est difficile en pareil cas de ne point connaître l’inquiétude, surtout quand l’amour conjugal ne s’affirme guère que par la contradiction. Que faire cependant quand l’avenir prochain se montre sous la forme d’une bourse vide et de besoins nombreux ?

Malgré tout cela, quand Brafort eut pris son parti, il ne laissa pas de trouver de grands charmes dans sa fonction. Un bel uniforme ! un grand sabre ! et gardien de l’ordre ! et quelques hommes à commander ! Au fond, sauf la modicité des appointements, c’était tout à fait sa vocation, et il se sentit relevé de cent coudées. Maintenant il pouvait tirer impunément l’oreille du petit Georges s’il le rencontrait, et traiter de haut les gens : il représentait l’autorité !

Il devint superbe de majesté, magnifique, immense. Partout où son service le plaça, que ce fût au théâtre, dans la rue, dans les bals officiels, ou bien dans le plus haut exercice de ses fonctions, c’est-à-dire empoignant un coupable, il ajouta, par sa belle tenue, soit à la solennité de la fête ou du monument, soit au prestige de la justice. Il trouva dans l’accomplissement de ses devoirs des joies profondes. Le commandement et l’obéissance étant pour lui les deux faces corrélatives de l’ordre social, entre ses supérieurs qu’il servait aveuglément, dont il méritait la faveur et obtenait les éloges, et le troupeau vulgaire des individualités sans mandat qu’il régentait, ses satisfactions étaient complètes, sa vie était pleine. En toute occasion où il avait à déployer son autorité, il en savourait le plaisir au fond et à la surface, d’ensemble et jusque dans les plus minces détails. Toujours solennel, parfois terrible, il savait cependant être bon, à la manière des grands, avec générosité, de haut, daignant se courber ; il permettait débonnairement à Maximilie de toucher la poignée de son grand sabre, et lui disait d’une grosse voix, en Bouriant dans sa barbe :

— C’est pour punir les méchants !

Implacable en effet envers les malfaiteurs (tout prévenu en était un à ses yeux), le front de Brafort, son air, toute son attitude, reproduisait pour eux, en caractères différents, l’inscription que met Dante à la porte de l’enfer. C’est qu’il sentait toute l’importance de son rôle. Ne procédait-il pas dans l’ordre céleste, de Némésis et de Jehovah, comme, dans l’ordre terrestre, du pouvoir royal ? Comme il n’y a point deux natures dans l’humanité, pour que des hommes soient investis du droit d’en conduire d’autres, il leur faut en effet une grâce surnaturelle, cette délégation divine dont les lettres et patentes se retrouvent à l’origine de toutes les sociétés. Or, à quelque degré que cette délégation soit transmise, elle sépare toujours profondément l’être élu de celui qu’il est appelé à conduire ; et c’est ce qui explique bien naturellement ces façons hautaines et ces procédés sommaires dont nous avons en ce siècle assez peu de bon sens pour nous fâcher, Brafort se respectait donc profondément. À l’égard de toute personne du vulgaire, il était rogue jusque dans ses politesses, et, lorsqu’il voulait être tout à fait aimable, il se montrait paternel. En revanche, auprès de ses chefs et de tout membre de l’autorité, il était humble, respectueux, obséquieux même, et cependant sans bassesse, parce qu’il agissait ainsi par conviction, non par intérêt.

Son zèle n’était point affecté, mais ardent et infatigable ; il était vraiment propre à de grandes choses, et il eût pu tout aussi bien occuper de hauts emplois, qui n’eussent exigé que les saines traditions et de l’énergie. Surveillant, empoignant, soutenant partout de son mieux l’ordre et le gouvernement, il lui arriva même, si on doit l’en croire, de dépister un complot, découverte qui eût dû faire sa fortune, mais dont tout l’honneur et les bénéfices, jusqu’à son dernier jour, il s’en plaignit amèrement, — lui furent arrachés par ses supérieurs.

Ses satisfactions restèrent donc purement morales, toutes de conscience, et, bien qu’elles le rendissent heureux, il n’en éprouvait pas moins le vif regret de penser que Maximilie n’aurait pas de dot, le traitement de garde municipal ne se prêtant nullement aux économies. Eugénie ne s’en tourmentait pas moins, et d’ailleurs ne pouvait se résigner à cette vie de travail sans trêve et de privations. Elle prit un grand parti, qu’elle roulait en elle-même depuis longtemps : c’était d’aller voir Maxime.

L’abandon de celui-ci avait été pour Brafort une vive douleur, et il avait toujours refusé de s’adresser à lui de nouveau, malgré les incitations de sa femme ; car il ne pouvait consentir à arracher par importunité ce qu’il eût voulu ne devoir qu’à l’affection. S’il est une âme humaine qui n’eût jamais une délicatesse, c’est que jamais elle n’aime.

Pour Eugénie, elle n’avait pas les mêmes motifs, et elle en avait d’autres pour conserver de Maxime un très-agréable souvenir. Ce beau jeune homme, si élégant, si séduisant et si distingué, avait bien voulu s’apercevoir qu’elle avait vingt ans, un jolie figure et de la tristesse ; et il l’avait témoigné par des attentions, des regards, des riens… mais qui avaient profondément touché la jeune femme, si peu habituée à des égards délicats. Aussi ne pouvait-elle se résoudre à condamner Maxime, ni renoncer à ce rêve qu’elle avait fait de lui devoir leur salut et l’avenir de Maximilie.

Un jour donc du printemps de 1832, elle mit une robe de soie et un châle de crêpe de Chine, restes de ses anciens atours, se coiffa d’un chapeau frais et coquet, économisé depuis deux mois sur les achats du ménage, confia sa fille à une voisine, prit l’omnibus, descendit aux abords de la rue Saint-Honoré, où habitait Maxime, et se dirigea d’un pas fébrile vers la demeure du jeune chef de division, qu’elle s’était fait indiquer exactement.

Il était environ midi ; mais madame Brafort pensait bien que c’était l’heure la plus favorable pour trouver chez lui un homme du monde. Elle avait tout prévu, et portait dans sa bourse le reste de ses économies secrètes, une pièce de dix francs, qu’elle remit au valet de chambre, en le priant d’une voix tremblante d’annoncer à son maître qu’une dame désirait beaucoup lui parler.

Ce que femme veut, Dieu le veut, proverbe assez vrai, parce que la volonté d’une femme, ayant à renverser plus d’obstacles, n’arrive au grand jour de l’acte, que déjà fortement trempée par la résistance ou naturellement pourvue d’une robuste constitution.

— Une jeune femme, monsieur, dit le valet ; elle est jolie et paraît émue. Ce n’est aucune des femmes que voit monsieur.

— Bon, une solliciteuse, dit Maxime en haussant les épaules. Cependant, comme les solliciteuses excitaient son intérêt ou sa curiosité beaucoup plus que les solliciteurs, il fit prier l’inconnue de l’attendre et acheva de s’habiller.

Pendant ce temps, Eugénie cherchait à se remettre et cherchait les phrases qu’elle allait dire. C’était la première fois qu’elle osait agir par elle-même et se présenter seule, et puis Maxime l’avait toujours fort intimidée. Les élégances du petit parloir où elle se trouvait étaient loin de la rassurer, et la pénétrait d’une crainte respectueuse ; son éducation et son caractère la rendait très-propre à subir ce prestige qu’a le luxe des grands pour la multitude, et elle s’avouait avec découragement qu’il était bien simple qu’un homme de tant de valeur et qui