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en pleine rue ; et une femme, capable comme celle-ci de tenir tête à un homme en public, je vous l’enverrais à Saint-Lazare sans hésiter. Quand j’étais petit, et bien que je fusse raisonnable, mon père, qui m’aimait beaucoup, me donnait le fouet pour un oui ou pour un non. Je lui on sais gré ; car c’est ainsi qu’on forme les enfants à l’obéissance, tandis que maintenant un morveux croit avoir des droits et se mêle de raisonner. Où allons-nous ?

— Nous allons à l’abîme ! dit le vieillard d’une voix caverneuse. Du temps de l’antiquité, c’étaient les vieillards qui régnaient dans les conseils. À présent, l’on peut être député à trente ans, et ce sont les avocats qui nous mènent.

Ils continuèrent ainsi pendant une grande heure et se quittèrent enchantés l’un de l’autre : Le lendemain, ils se retrouvèrent et prirent l’habitude de se rencontrer. De communs souvenirs militaires et la conformité de leurs idées : les lièrent d’une amitié quelque peu hautaine et protectrice de la part du vieux colonel, respectueuse du côté de Brafort. Celui-ci trouvait bien que le colonel allait un peu loin en considérant les hommes de trente ans comme des échappés de nourrice ; il ne partageait pas non plus le mépris du vieux militaire pour le monarchie bourgeoise ; mais le rang et l’âge de son interlocuteur lui inspiraient trop de déférence pour qu’il osât le contredire. Cette déférence gagna promptement le cœur du colonel, qui avait besoin d’un auditeur bénévole ; il fut bientôt au courant des affaires de Brafort, et, désireux tout ensemble de lui être utile et de lui prouver ses hautes relations, il obtint pour lui près du ministre de la guerre une chaude recommandation.

Le récit de cette entrevue de Brafort avec le ministre nous a été fait vingt fois.

Son Excellence était un homme de petite taille (Brafort, qui n’avait jamais vu le ministre, en fut étonné) ; mais il avait un grand air assurément. Il était enveloppé d’une robe de chambre à ramages, chaussé de pantoufles brodées… Il se balançait dans son fauteuil et tournait entre ses doigts un couteau à papier. Son front était chauve, ses cheveux grisonnants, etc, etc. Se tournant vers Brafort, qui le saluait jusqu’à terre, il se prit à sourire et dit :

— Eh bien, monsieur, que me voulez-vous ?

Brafort était fort ému de se trouver en présence d’un si grand homme ; il avouait s’être embrouillé dans une phrase, qu’il avait pourtant soigneusement préparée, où il parlait des rigueurs de la fortune, de tout bien perdu fors l’honneur, et du désir qu’il éprouvait de se vouer désormais au service d’un gouvernement tutélaire qui…

Le ministre, heureusement, dut s’apercevoir assez peu de cet embarras ; car, ayant pris les lettres et certificats que Brafort lui apportait, il se mit à les parcourir sans écouter. Ensuite il arrêta sur le solliciteur un regard… perçant, le regard enfin d’un homme supérieur, et dit :

— C’est bien, monsieur ; vous êtes un ancien soldat, un homme d’ordre, Que désirez-vous ?

— Être utile au gouvernement dont vous êtes, monseigneur, une des lumières et…

Brafort s’arrêta interdit en voyant le ministre hausser les épaules.

— Je demande de quoi vous êtes capable ?

Brafort mit en avant ses études classiques ; mais le ministre l’interrompit de nouveau :

— Nous regorgeons d’employés. Vous avez fait la guerre d’Espagne ?

— Oui, monseigneur.

— Une des erreurs du gouvernement déchu.

— Ah ! monseigneur ! Ce n’est pas moi… J’en avais le pressentiment.

Le ministre sourit :

— J’en suis persuadé mais votre devoir était d’obéir. Eh bien, monsieur, l’on verra à vous employer. Le roi a besoin de serviteurs énergiques et dévoués. Déjà de nouvelles factions s’agitent, Or, vous le savez, l’ordre est la condition suprême de l’existence des sociétés. Le devoir du gouvernement est donc de réprimer les mouvements subversifs et les aspirations insensées. Il compte pour l’aider dans cette noble entreprise sur le concours de tous les hommes sérieux et honnêtes, qui sentent les dangers de la licence et qui veulent la prospérité de l’État et des affaires dans la paix.

Ce petit discours débité, Son Excellence fit un geste qui indiquait la fin de l’audience. Profondément, ému de la confiance que lui témoignait un aussi grand personnage, Brafort protesta de son dévouement et de sa reconnaissance. Puis il sortit à reculons, butta contre la porte, et se perdit dans les corridors. Enfin il trouva la cour, la traversa presque sans toucher terre, et arriva chez lui encore tout étourdi.

— Eh bien ? demanda Eugénie, saisie d’espérance, en le voyant se jeter sur une chaise, de l’air d’un homme à qui il vient d’arriver de grandes choses.

— Il y a que… je vais être nommé… je ne sais quoi…

— Comment ?

— Non, je ne sais le ministre ne m’a pas dit, mais certainement à un poste honorable, et peut-être important. Le gouvernement a besoin de moi ! Son Excellence a daigné me faire des confidences… Suffit ! cela ne regarde que lui et moi. Il a vu qui j’étais. Je lui ai dit qu’il pouvait compter sur moi. J’étais chaudement recommandé, tout va bien !

Il exaltait de joie, et pendant huit jours se creusa la tête pour deviner à quel poste la confiance du ministre l’appellerait. Brafort fit comme nous faisons tous en pareil cas : de suppositions en suppositions, il extravagua. Pourquoi pas surveillant de quelque fort, de quelque place d’armes, où comptable de quelque administration, où intendant d’un château royal ? Après avoir bâti nombre de châteaux en Espagne, les deux époux firent plus réellement des emplettes dont ils s’étaient privés jusque-là, Maximilie eut une belle poupée, apportée par son père, et à propos de laquelle Eugénie ne gronda que pour la forme. Enfin arriva une lettre au cachet ministériel, Brafort l’ouvrit en tremblant, lut, pâlit, se frotta les yeux et laissa tomber ses mains sur ses genoux, tandis que la lettre glissait par terre. Eugénie la ramassa, mais il la lui arracha des mains ; la mit dans sa poche, et se mit à se promener de long en large, les moins derrière le dos, abîmé dans de majestueuses réflexions, observé d’un œil inquiet par sa femme. Elle sut enfin la vérité ; ni administration, ni château royal ; Brafort était nommé maréchal des logis : dans la garde municipale, aux appointements de mille quatre cents francs pur an.

Quelques jours auparavant, saisis de craintes en présence de la faible somme qui leur restait, ils eussent accepté cela comme un secours ; mais après le rêve qu’ils avaient fait, le réveil fut dur. Toutefois Brafort, que le colonel d’ailleurs sermonna, prit le parti d’accepter.

— Après tout, dit-il à Eugénie, c’est une pluss fonction que tu ne crois. On défend la société ; on assure l’ordre. Le ministre me connaît, je suis instruit ; j’aurai de l’avancement.

— C’est bien la peine d’avoir appris le latin, dit Eugénie.

— Sois tranquille. Le latin, il est vrai, ne sert à rien par lui-même ; mais il sert à montrer qu’on a fait ses classes, et ça ne me nuira pas. Et pourquoi ne pourrais-je pas arriver à être colonel, moi aussi ? Je ne demande qu’à me distinguer ; le gouvernement saura bien vite qu’il peut compter sur moi. Enfin, le ministre désir que j’accepte, je l’ai bien vu, et c’est ce qui, me décide.

Au nombre des obligations de Brafort, était celle d’habiter la caserne, rue Mouffetard. Et malheureusement comme il n’y avait, en ce moment aucun logement