Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/260

Cette page n’a pas encore été corrigée

entreprendre un nouveau commerce. Il fallait une place ; on chercha des protecteurs.

Il y avait bien Maxime ; mais, depuis la révolution de Juillet, Maxime était devenu un personnage très-important et très-occupé, chef de division au ministère de l’intérieur. Brafort essaya de le voir et, n’y pouvant réussir, lui écrivit. La réponse de Maxime se fit longtemps attendre ; quand elle arriva enfin, Jean-Baptiste, qui l’ouvrit avec émotion, après l’avoir lue, en cut froid au cœur. Maxime était fort touché de la situation de ce cher Jean-Baptiste et promettait d’y songer ; puis il parlait de ses travaux, de ses soucis, de ses embarras, des difficultés de toutes sortes qu’il avait à surmonter, et il n’y avait plus que cela dans toute la lettre, courte d’ailleurs, mais qui en débordait, si bien que l’on ne pouvait s’empêcher d’être oppressé du fardeau sous lequel pliait ce jeune homme, si occupé de servir la France, de rétablir l’ordre, de sauver l’État ; il n’existait plus, il ne se connaissait plus. Il tâcherait certainement d’aller voir ses amis et de causer avec eux de ce qu’il serait possible de faire en leur faveur ; mais quand ? il ne pouvait le savoir. En attendant, il embrassait sa filleule.

— Voilà un mot plein de cœur, dit Jean-Baptiste, réagissant contre la déception instinctive qu’il avait subie.

Et il attendit. Les jours, les semaines cependant s’écoulèrent ; Maxime ne vint pas. Ce fut ensuite le tour des mois. La petite réserve diminuait sans cesse, et Brafort se désespérait.

Ce n’était pas Jacques qui aurait pu leur venir en aide. Pendant la maladie causée par sa blessure, ils avaient vécu du travail de Noelly et des secours de leur ami de Labroie. Ensuite, les imprimeries, comme toutes les autres industries, n’occupant plus que peu d’ouvriers, Jacques n’avait pas trouvé d’ouvrage. Çà et là, il gagnait une journée de terrassier ou un salaire de commissionnaire. Son frère lui conseillait de faire une pétition au gouvernement pour être employé dans un service public, en qualité de combattant de Juillet ; mais Jacques avait haussé les épaules avec un sourire amer. Le train des choses politiques l’irritait profondément. Il disait le peuple joué, trahi. Moins que jamais, les deux frères pouvaient s’entendre et ils se voyaient rarement. Que de lettres et placets sur papier ministre, avec de belles majuscules moulées, pleines de longues phrases humbles, flatteuses et pathétiques, écrivit ce bon Brafort ! Mais, s’il ne répugnait pas à solliciter, il était trop timide pour y mettre de l’insistance, et se laissait éconduire où un autre, soit par faconde, soit par importunité, se fût imposé.

Ils épuisèrent, une à une, ainsi, beaucoup d’espérances, fondées tour à tour sur la protection de tel ou tel : tantôt certaine amie de pension d’Eugénie, mariée à un fonctionnaire ; tantôt un arrière-cousin en belle position, quelque vieille connaissance depuis longtemps abandonnée, ou même quelque important, rencontré par hasard, aux hâbleries duquel on croyait par besoin de croire. L’attente anxieuse, cruelle, haletante, et de moins en moins vivifiée par l’espoir, les épuisait. Souvent Eugenie pleurait en embrassant sa fille, la petite Maximilie, qui, elle, protégée par le robuste insouci de l’enfance, croissait, fraîche et gentille au sein de ces tristesses, et dont le sourire tour à tour consolait ou rendait plus poignantes les angoisses de ses parents.

De plus en plus, cet intérieur devint triste. Aussi longtemps qu’Eugénie avait espéré de meilleurs jours, elle avait eu du courage ; mais, perdant la patience avec l’espoir, elle devenait morose, acariâtre. Avant de le lui reprocher trop vivement, il faut considérer quelle était la vie de cette jeune femme, élevée jusque-là dans une oisiveté relative. Elle avait tout à faire : le soin du ménage, celui de l’enfant, et la cuisine, et les commissions, et le raccommodage des vêtements, et même une grande part du blanchissage et du repassage : tout cela se pressant, réclamant à la fois, s’entrecoupant ou se succédant sans trêve. Rien de plus fatigant pour le corps et pour l’esprit que ce travail de tous les instants, où des combinaisons savantes pour assurer à chaque chose son ordre et son rang ne sont pas moins nécessaires qu’en des administrations plus hautes. Dans celle-ci, au rebours des autres, la besogne se trouvait de beaucoup supérieure au nombre des employés, puisqu’il n’y en avait pas d’autre qu’Eugénie ; car Brafort, élevé dans cette idée que les travaux du ménage sont œuvres serviles, réservées aux femmes, se gardait bien de toucher à rien, et restait tranquillement assis, en face de sa femme, rouge, haletante, ahurie, qui allait, venait, sans repos, frottant ou rangeant d’un bras, portant l’enfant de l’autre, courant au dehors chercher les choses nécessaires, arrivant inquiète à l’odeur d’un plat brûlé, que la dignité de Brafort lui avait interdit de surveiller ; levée dès le jour et ne se couchant qu’à minuit, les yeux rougis par les raccommodages faits à une maigre lumière, et surtout aussi par des pleurs. Oui, car Eugénie se trouvait malheureuse et, malgré ses préjugés à elle-même, voyant que son mari la laissait succomber sous le fardeau, sans la vouloir secourir, elle ne pouvait s’empêcher d’en concevoir contre lui une irritation profonde.

Que voulez-vous ? Jean-Baptiste Brafort, qui savait son histoire, voulait pouvoir dire comme François Ier : « Tout est perdu, fors l’honneur. » Et c’était pour cela qu’il sacrifiait héroïquement la santé de sa femme, inflexible et superbe dans sa dignité d’homme. Depuis le commencement du monde, la femme, en sa qualité d’être faible, doit servir l’homme ; ce n’est pas Brafort qui eût imaginé de changer cela. Il avait donc de bons motifs, et Eugénie avait tort de lui en vouloir. Le monde est plein de malentendus, et les gens de bonnes intentions, bien plus qu’on ne pense. Il faut dire que Brafort s’occupait un peu de l’enfant, non pour la soigner, mais pour l’amuser ; car il s’était rappelé Henri IV jouant au cheval. Était-ce donc sa faute, si l’histoire ne nous donne que des rois à imiter.

C’est pour cette même raison qu’il ne fallait pas que le mécontentement d’Eugénie se traduisit en paroles trop vives, ou en marques d’humeur trop évidentes ; car Brafort, s’inspirant en ces moments-là de l’orgueil de la toute-puissance dont Louis XIV est l’expression la plus achevée, châtiait par des ordres nouveaux l’esclave révoltée :

— Apporte-moi mes pantoufles ! disait-il d’un ton bref et d’un front olympien. Ou encore : — Mes souliers ne sont pas assez luisants. Recommence !

Frémissante d’indignation, Eugénie était sur le point de résister ; mais, le sachant capable d’aller jusqu’à des brutalités plus grandes encore, elle obéissait en le détestant. Elle éprouvait même en de tels moments un désir ardent de se venger, sans imaginer pourtant aucun moyen. Elle sentait seulement, d’une manière instinctive et sans la formuler nettement, cette vérité, que tout esclave a le droit de tromper son maître.

Comme au fond cependant elle était bonne âme, assez oublieuse et facilement vacillante, elle se disait à d’autres heures qu’après tout, son mari ne s’enivrait point, dépensait peu au dehors, enfin qu’il y avait des femmes plus malheureuses qu’elle. Ces réflexions, l’amour commun de l’enfant et la nécessité, maintenaient leur communauté dans un état à peu près supportable d’hostilité contenue ou de paix armée. Plus que jamais cependant, ils sentaient l’insuffisance du lien qui les unissait, et les douleurs d’un divorce réel dans une apparente union. L’amour conjugal et le bonheur du foyer sont plus nécessaires aux pauvres qu’aux riches ceux-là n’ont pas même la consolation de pouvoir se fuir, et l’étroitesse de leur vie ne leur épargne aucune occasion