Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/258

Cette page n’a pas encore été corrigée

donna à sa fille, et cette parole mêla quelque douceur pour Eugénie aux angoisses de cette journée.

Après la victoire, le soir du 29, Brafort fut un des premiers à s’offrir à l’autorité « pour maintenir l’ordre et la conservation des propriétés, » qui n’étaient nulle part menacées. Le peuple, il est vrai, avait brisé des statues aux Tuileries, avait déchiré les oripeaux, et s’était assis sur le trône, licence odieuse ! Cela ne pouvait durer. Cependant comme on avail craint davantage, on glorifia la probité de ce peuple par des louanges, où l’étonnement mêlait quelque insulte. Plus d’un beau trait fut célébré qui mit des larmes dans l’œil de Brafort. Des va-nu-pieds, des artisans noirs de poudre avaient porté à la préfecture des objets précieux, des sacs d’argent. À la bonne heure ! ce peuple, maître de tout, ne touchait à rien. Il ne savait pas seulement mourir, il savait vivre.

On répétait aussi avec attendrissement le mot vrai ou faux d’un homme du peuple : L’égalité devant la loi, bien ; mais l’égalité de fortune, c’est impossible[1] !

Qui donc le répéta plus que Brafort ! Il eût voulu connaître cet homme pour le presser sur son cœur, et honorer en lui un bon sens si admirable ! Du moment que l’ordre établi était du moins respecté dans les choses sociales, que l’on n’attaquait pas le cœur du système ; que chacun pouvait, comme auparavant, faire ses affaires et augmenter son bien, ma foi, tant pis pour le roi et à bas les Polignac ! Tout était bien. On criait même : « Vive le peuple ! » car c’était le moins qu’on lui fit des politesses, lui à qui l’on devait tout et qui ne demandait rien.

Toutefois Brafort ne respira largement que lorsqu’il lut l’arrêté de la commission municipale, portant que les députés présents à Paris ont dû se réunir pour remédier aux graves dangers qui menacent la sûreté des personnes et des propriétés, une commission a été nommée pour veiller aux intérêts de tous, en l’absence de toute organisation régulière.

Ah ! Une organisation régulière, des gens honorables, distingués, à la bonne heure ! Brafort, de ce moment, rentra chez lui, posa son fusil et se plongea dans ses calculs. On venait de rendre un décret qui retardait de dix jours les échéances ; mais après ?

Hélas ! non-seulement l’emprunt n’était plus possible, mais on n’achetait plus. Pas un chaland depuis ces journées terribles. Les ménagères, qui toutes, en passant, d’ordinaire jetaient un coup d’œil d’envie sur les articles de ménage étalés à la devanture, et souvent entraient marchander, maintenant, mornes, inquiètes, filaient leur chemin, sans regarder à droite ni à gauche ; et ni les artisans, menuisiers, serruriers, jardiniers, qui faisaient chez Brafort leurs provisions, ni les dames et les messieurs, qu’intéressaient les frais articles de coutellerie et les ustensiles coûteux, ne se montraient plus. On mangeait encore, il le fallait bien ; mais on ne travaillait pas, on n’achetait pas. Les grandes maisons du quartier Saint-Germain qui restaient encore habitées, se vidaient chaque jour. Les ouvriers étaient sans travail, partant sans pain ; le commerce était aux abois.

D’où venait cela ? Quoi ! De ce que Charles X (un vieil imbécile, entre nous) était parti ? Mais on n’en voulait plus, on le méprisait ! On l’avait chassé ! Et le peuple. français se réjouissait de la victoire. Non ce ne pouvait être le départ de Charles X.

Pourtant les gens sages disaient d’un air profond que sans un roi, les affaires ne pourraient reprendre. Et Brafort était de ceux-là. Sur quoi se fondait cet avis ? Quel rapport pouvait-il y avoir entre ce roi et toutes ces affaires de particuliers ? Ce sont les génies de l’air et des eaux qui font tourner la roue des usines et des moulins ; ce sont les maçons qui bâtissent et les forgerons qui forgent, les mineurs qui creusent et les agriculteurs qui fécondent la terre ; mais un roi ? Mettrait-il de l’or dans les coffres ? Non, il en prendrait. Que signifie donc ce mystère ? Brafort ne le savait point ; mais n’en était pas moins persuadé qu’il fallait un roi.

Aussi n’est-il pas besoin de dire avec quel transport, il accueillit la nomination du duc d’Orléans au poste de roi de la bourgeoisie française. Il embrassa pour la première fois sa petite et se jeta dans les bras de sa femme en criant :

— Nous sommes sauvés !

Il illumina. On n’entendit plus sortir de sa bouche que le mot fameux : « Une charte sera désormais une vérité, » et l’éloge d’un prince, qui se déclarant exempt d’ambition et faisant violence à ses sentiments par dévouement pour la nation, « jurait de ne gouverner que par les lois et selon les lois, et de n’agir en toutes choses que dans la seule vue de l’intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français. » Était-il rien de plus touchant ? N’y avait-il pas là de quoi pleurer de tendresse ? Et Brafort en pleurait vraiment, tandis que d’autres larmes, rares et brûlantes celles-là, rougissaient les yeux de son frère, morne et désespéré, cloué sur son lit par une blessure, hélas ! inutile. — Mais qu’importaient ces incorrigibles ? On s’occupait bien de cela ! Il s’agissait du grand Lafayette, du grand Laffite et de Béranger, d’honnêtes gens assurément, et qui, plus instruits que Brafort et sachant ce que c’est qu’une antinomie, pensaient comme lui pourtant à l’égard des rois ; tous les trois répondant du prince patriote, dont on vantait la bonhomie, la simplicité, les vertus privées et bourgeoises, l’économie, l’amour de l’ordre, de la liberté, de la paix ! Et puis, n’avait on pas le drapeau tricolore ? C’était une conquête cela ! Et la chambre votait des choses libérales, dont le roi se montrait ravi ; on inventait la fiction constitutionnelle, on déclarait, Louis-Philippe et ses descendants rois de France à perpétuité ! C’étaient des mamours à l’infini. Les fictions, les déclarations, les congratulations et les compromis pleuvaient. La bourgeoisie etait en liesse, Brafort était ivre.

Songez donc ! le roi voulait un trône entouré d’institutions républicaines : fictions de plus en plus profondes, où s’abimait Brafort dans une admiration extatique.

— Enfin ! s’écria-t-il, d’une voix altérée par l’émotion, nous avons un roi honnête homme ! L’ordre est à jamais fondé ! L’hydre des révolutions est étouffée ! etc., etc.

Ce fut avec enthousiasme que Brafort s’enrôla dans la garde nationale, autre fiction qui portait au comble son délire, Car ses anciens services militaires lui valurent le grade de lieutenant et la joie inexprimable de porter un uniforme et de traîner dans les fêtes publiques un beau sabre inoffensif. Avec quelle fierté il regardait la colonne, tout en promettant à l’Europe une paix éternelle !

Il avait besoin d’aussi grandes satisfactions pour tempérer un peu ses inquiétudes financières et l’entretenir d’espérances. Mais, en dépit de l’intronisation de Louis-Philippe, le commerce ne reprenait point, le crédit ne se relevait pas. D’autres capitaux que ceux d’Eugénie avaient pris le chemin des caves et s’obstinaient à y demeurer. L’or et l’argent, ces habitants nés des cavernes, tendent toujours à se renfouir au moindre bruit. Les ateliers fermés se rouvraient lentement et ne recevaient alors même que le dixième ou le huitième de leurs ouvriers, dont le salaire tombait de quatre ou cinq francs à vingt-cinq ou trente sous par jour[2]. Des maisons de banque s’évanouissaient ou faisaient semblant, les faillites se succédaient, les protêts jonchaient la place. La banqué de France restreignait ses escomptes. On parlait de guerre ; mais la guerre, bien qu’elle soit amoureuse du fer, n’avait que faire des honnêtes ferrailles de Brafort, créées au point de vue du ménage et de la civilisation. Ainsi, parce qu’un gouvernement détesté, coupable, était renversé, la vie sociale se trouvait comme suspendue !

  1. Louis Blanc. — Histoire de dix ans.
  2. Louis Blanc. — Histoire de dix ans.