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au bout de vingt années passées derrière son comptoir, de pouvoir jouir d’une jolie fortune. Il était heureux de cet avenir. On le voyait souvent se frotter les mains. Il faisait et refaisait ses comptes, calculait sur le rendement d’une bonne journée, le rendement de semaines, de mois, d’années semblables ; puis, posant la plume et tombant dans une sorte de vision, il bâtissait sa propriété future, l’embellissait à cœur joie ; recevait ses voisins, donnait à dîner, se pavanait en calèche avec sa femme magnifiquement habillée, commandait à des domestiques nombreux et soumis, et voyait familièrement le préfet du département. Toutes ses rêveries le mettaient en fort belle humeur, et, au sortir de son château, il embrassait sa femme en disant : « Quand je serai riche, tu auras ceci, cela. » Mais, dame ! il en était un peu fier d’avance ; il parlait en maître, en homme plein de sa valeur. Et il fallait que tout le monde fit son devoir ; pour un clou hors de sa place, il s’emportait. Heureusement il revenait vite, comme il le disait lui-même, pourvu qu’on ne lui répliquât pas ; car il était bon diable, et ne demandait qu’une chose, c’est qu’on reconnût son autorité. Même il aimait à faire le bourru bienfaisant, et parfois, après une journée de vente exceptionnelle, il disait tout à coup à sa femme : « Va t’habiller, je te mène à la comédie. » En le priant beaucoup, Eugénie était sûre d’obtenir à peu près ce qu’elle voulait. Il ne la quittait guère que le soir pour aller au café voisin, et lui donnait le bras le dimanche pour la conduire aux Champs-Élysées. On trouvait madame Brafort très-heureuse d’avoir un mari si convenable et si rangé.

Brafort attendait son héritier, le futur Maximilien Brafort, le filleul de monsieur Maxime de Renoux, qui déjà vivait dans les rêves paternels, et, porté par son père à la fortune, poussé aux honneurs par son parrain, devait achever l’élévation et l’illustration de la famille. Tout ce que Brafort n’avait pu faire et se sentait incapable de faire, ce garçon-là le ferait. Il serait beau, spirituel, disert, élégant, instruit, plein de faconde et de belles manières, comme Maxime, Il parcourrait avec éclat la carrière administrative, car il serait fonctionnaire, et devait réaliser cette ambition qui avait été le rêve de jeunesse de Brafort : être investi d’une autorité, représenter le gouvernement.

Le jour de cette heureuse naissance arriva. Madame Brafort fut saisie des atroces douleurs de l’enfantement, et Brafort qui, toujours conforme à ses principes, n’entendait pas se mêler des affaires des femmes, s’enfuit au café pour y attendre la nouvelle du fait accompli. Quelques heures après, on vint le chercher ; il courut, palpitant d’une joie qu’il cherchait à dissimuler sous un air indifférent, prit des mains de la sage-femme l’enfant, déjà vêtu de ses langes, et le salua du nom de Maximilien.

— Si vous tenez à ce nom, il faut dire Maximilie, observa la sage-femme ; vous avez une fille.

Un effroyable juron fut la réponse de Brafort ; il jeta l’enfant aux bras de la sage-femme et sortit en tirant brusquement la porte après lui. Eugénie fondit en larmes et eut, le soir même, une fièvre inquiétante. La sage-femme parla sévèrement et avertit le médecin, qui sermonna vivement Brafort, et celui-ci enfin se décida à venir embrasser sa femme, non sans effort, car décidément il lui en voulait. Eugénie ne s’y trompa pas, et reçut froidement ce froid baiser.

— Tu as raison, va, dit-elle, sous l’empire de la fièvre, avec plus de hardiesse qu’elle n’en avait d’ordinaire. Les filles ne sont pas assez heureuses pour qu’on désire en avoir. Mais, puisque vous le savez si bien, pourquoi n’arrangez-vous pas les choses autrement ?

Polydore Naton s’efforça de consoler son ami par d’aimables plaisanteries, et lui chanta la chanson de Béranger : Faites des filles, nous les aimons. Mais il ne réussit qu’à irriter le chagrin de Brafort.

— Ces gentillesses-là ne sont bonnes à dire que lorsqu’on a des garçons, cria-t-il tout en colère.

Polydore trouva cela profond et se tut.

Tant à cause de l’état de sa femme que par un secret mouvement de conscience, Brafort n’osa révoquer sa promesse de garder l’enfant à la maison ; mais combien il la regretta. Les dérangements qu’il eût supportés de bon cœur pour un garçon lui paraissaient maintenant intolérables, et il menaçait d’aller coucher à l’hôtel toutes les fois que les cris de la petite troublaient son sommeil. Au fond, par un préjugé qu’ont beaucoup. d’hommes, non-seulement il était fâché d’avoir une fille, mais il s’en trouvait personnellement humilié. Il alla piteusement annoncer à Maxime sa déception, et offrit de lui rendre sa parole ; mais Maxime se mit à rire :

— Pourquoi donc, mon cher, pas du tout. Moi, j’ai un faible pour les femmes et je ne serai pas fâché d’avoir une filleule. Et puis ma commère (c’était la sœur d’Eugénie), est fort gentille. Le beau malheur ! Tu n’as pas une dynastie à fonder. Nous pousserons ton gendre, voilà tout.

Cette influence de Maxime, toujours puissante, réconforta un peu Brafort. En l’honneur du parrain, le baptême fut beau. Mais ensuite Brafort affecta de ne point s’occuper de sa fille, sauf pour maugréer contre ses cris et l’embarras causait dans la maison. Et, quand il voyait les amies de sa femme entourer l’enfant, vraiment mignonne et qui venait bien, et s’émerveiller de sa grâce et de ses sourires, il haussait les épaules, prenait en pitié de telles sottises, et soutenait, que ces prétendus sourires n’étaient, il appuyait sur ces mots en savant, que des rictus nerveux.

Toutefois, malgré cet apparent mépris pour sa fille, il n’en pensait pas moins à lui amasser une dot, et cela doublait pour lui la nécessité de faire fortune, car il ne renonçait pas à l’espérance d’avoir un héritier mâle. Il se prit dès lors à rêver de ces spéculations heureuses, grâce auxquelles le temps et le travail cessent d’être nécessaires au succès, et dont l’avait écarté jusqu’alors une prudente timidité. Cependant, depuis trois ans qu’il tenait boutique, ses petites opérations avaient constamment réussi ; il faisait largement honneur à ses échéances, et encaissait de bons bénéfices chaque mois. Le magasin s’était complété, la clientèle s’était augmentée, et l’on disait de Brafort : Il est chanceux. Lui-même, fréquemment complimenté sur son habileté, quoique d’abord un peu étonne de ces éloges, avait fini par les accepter ; car, bien qu’il ne se rappelât aucune combinaison extraordinaire issue de son cerveau, il y avait pourtant un fait certain, c’est qu’il réussissait où d’autres languissaient ou échouaient, et il fallait bien que cela fût dû à quelque vertu particulière, que sa modestie l’empêchait de voir. Il prit donc une grande confiance en lui-même ou en son étoile, et, comme une boutique vint à vaquer à côté de la sienne, il la loua et la meubla du fonds d’un de ses confrères, tombé en faillite ; un pauvre homme, celui-là, et que Brafort méprisait profondément, lui qui, sur ce fond de faillite, devait net gagner vingt mille francs.

De plus, Brafort joignit à son commerce la corderie et la coutellerie fine ; enfin il s’aboucha avec une maison de Belgique pour la commission dans Paris. Toutes ces opérations étaient nettes, les échéances prudemment calculées et les bénéfices certains. Obligé d’emprunter, Brafort n’eut qu’à choisir entre plusieurs caisses ; aussi disait-il avec fierté :

— J’ai du crédit, et ma réputation vaut de l’or.