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épais nuage. Ne pouvez-vous, ne voulez-vous pas nous dire clairement ce que vous voulez ?

Bazard allait répondre, quand Rodrigues l’arrêta d’un geste, et, se levant, les bras croisés, avec une conviction et une force extraordinaires, il parla ainsi d’une voix vibrante :

— Vous désirez, messieurs, que nous vous disions clairement ce que nous prétendons. Je vais tâcher de vous satisfaire.

Nous voulons achever de détruire ce qui reste debout de l’autel et du trône, et, quand les débris en seront pulvérisés, reconstruire sur un plan tout nouveau le trône et l’autel[1].

Sur cette déclaration doublement audacieuse, et qui dévoilait si bien tout à la fois la force et la noblesse de la doctrine saint-simonienne, toute l’assemblée se leva dans une grande agitation. Les apostrophes, les exclamations se croisèrent, et l’on se sépara en tumulte.

Brafort lui-même était fort agité, et l’audace de Rodrigues avait complétement détruit l’effet de la critique faite par Bazard et de son chaleureux appel.

— Abattre pour reconstruire, murmurait-il. Ne faut-il pas être bien enragé ? Qu’on laisse les choses comme elles sont.

Il retourna cependant à d’autres séances, entraîné par le vicomte de Labroie, dont le titre et les manières distinguées exerçaient sur lui beaucoup d’influence, et séduit aussi par la grande part faite à l’industrie et aux droits du capital. À cet âge, Brafort avait trente ans, l’imagination, les facultés intellectuelles, jusque-là bien plus atténuées que développées par l’instruction classique et la vie militaire, eussent volontiers pris l’essor, il avait aussi, comme tout le monde, ses plaintes à faire contre l’humanité ; plus d’une chose assurément l’avait gêné, contrarié. Les reproches qu’il eût adressés à la société, étaient surtout, il est vrai, de pur détail ; mais cela le rendait apte à admettre d’autres récriminations. Enfin Brafort était, disons-le, très-susceptible d’être touché par de bonnes raisons dites en bon langage, quand son intérêt ou un préjugé particulièrement adopté ne lui fermait pas l’oreille. C’était, au fond, une constitution de bonne trempe, créée saine et solide par la nature, et qui n’eût certes pas été plus rebelle à la vérité qu’à l’erreur, mais chez qui tout dépendait de la direction donnée. Le saint-simonisme d’ailleurs ne blessait nullement ses croyances autoritaires ; là aussi l’ordre, la hiérarchie, étaient invoqués. Enfin, bien que la nature de Brafort ne pût guère s’élever jusqu’à l’enthousiasme, il était difficile de pénétrer dans cette atmosphère chauffée par l’ardente expansion d’âmes généreuses et passionnées, sans en ressentir un ébranlement. Un brin de vanité, que n’exclut point le titre de réformateur, se mêlait à tout cela. Brafort donc un moment fut vivement ébranlé. Jacques palpitait d’espoir. La conversion de ce frère, si différent de lui l’eût rendu heureux. Mais tout échoua, — dans cette navigation pleine d’écuelle, — le jour où Brafort entendit proclamer l’égalité de la femme, et vit des femmes assister aux assemblées.

— Non ! je n’admettrai jamais cela ! s’écria-t-il en se levant brusquement.

Les discoureurs, très-occupés, n’y prirent pas garde ; mais l’un des adeptes, O…, esprit plus fin qu’enthousiaste, qui faisait partie du groupe saint-simonien plutôt en amateur qu’en croyant, et qui avait toujours l’œil et l’oreille à l’affût des pittoresques détails, qui d’ailleurs ne manquaient jamais à ces séances, O…, suivit jusqu’à la porte Brafort, qui se retirait.

— Pourquoi donc, mon cher monsieur ? lui demanda-t-il.

— Parce que c’est trop fort, et que décidément vous ne respectez rien. Je ne dis pas qu’il n’y ait rien de bon dans vos idées. Faire participer les industriels au gouvernement, mettre dans le bon ordre plus de justice : tout cela est bien. Mais l’égalité des femmes ! bon Dieu ! Qu’y a-t-il de plus fou ? Car enfin, si la femme est notre égale, elle refusera d’obéir.

— C’est probable, répondit O…

— Et vous accepteriez cela, vous, monsieur ? Que devient alors l’autorité du mari, l’ordre du ménage ? Ce sont là des idées bien pernicieuses et qui, si elles étaient admises, empêcheraient tout homme raisonnable de se marier ; car enfin on sent sa valeur : se mettre à la merci de caprices de femmes !… Allons donc ! Et songez, je vous prie, jusqu’où cela peut aller.

— Jusqu’où ? demanda O…, qui voulait voir venir son interlocuteur.

— Jusqu’où, monsieur ? Jusqu’à la licence la plus effrénée ; car, si les femmes peuvent faire ce qu’elles veulent, qui les empêchera, je vous prie, d’avoir des amants ?

— Cela me paraît difficile, quant à moi, dit O… Mais, parmi nous, les uns comptent pour cela sur l’influence des prêtres ; les autres, sur la dignité des femmes elles-mêmes.

— Folle confiance ? rêveries ! s’écria Brafort en levant les mains au ciel. Et vous prétendez connaître la nature humaine ? Mais, en vérité, monsieur, quel est celui d’entre nous qui, pouvant goûter à son gré certains plaisirs…

— Je vous avouerai, dit O… en souriant, qu’un grand nombre pensent comme vous.

— Ainsi vous supprimez la famille ?

— Nous la réformons.

Et l’adepte du saint-simonisme, rappelant les désordres de l’ordre actuel, exposa les idées de l’école.

— Vous direz ce qu’il vous plaira, interrompit Brafort. Les choses vont plus sûrement comme elles sont. Je ne nie pas qu’il n’y ait des excès, mais pourvu qu’il n’y en ait pas chez moi… Mettre l’anarchie dans mon ménage, non point ! Je veux bien la liberté, mais à condition d’être le maître dans ma maison. Émanciper les hommes, à la bonne heure ! mais les femmes ? ça n’a pas le sens commun. Et cela m’étonne, monsieur, de la part d’une école qui a su conserver et sanctifier la hiérarchie.

Cette explosion de naïf égoïsme fit sourire O… Et se penchant d’un air confidentiel vers Brafort :

— Votre observation est juste, dit-il, et vous êtes un homme trop éclairé pour que je ne vous dise pas là-dessus toute ma pensée. Voyez-vous, au fond, et quoi qu’on en dise, le partage que fait notre école entre l’homme et la femme, de l’esprit et de la chair, me paraît destructeur en soi de l’égalité proclamée. On aura beau, voyez-vous, déclarer égaux l’esprit et la matière, ce ne sera pas accepté aisément, et je ne jurerais point, ajouta-t-il en souriant finement, que nos frères eux-mêmes, dans leur intérieur, ne soient portés à établir entre les deux termes une grande différence.

— À la bonne heure ! s’écria Brafort en riant. Parbleu ! se réserver le rôle de l’esprit dans la famille, en effet, cela est clair. C’est aussi ce que je fais…

— Et nul ne peut douter à ce sujet de vos droits, répliqua O… d’un ton sarcastique.

Malgré cette concession, Brafort, à partir de ce jour, ne voulut plus entendre parler du saint-simonisme. Il déclara à son frère que vouloir la femme libre était un danger social une absurdité ; qu’il fallait de l’ordre avant tout, et que sans un chef la famille ne pouvait exister.

En outre, ses intérêts ne lui laissaient guère le temps de s’occuper d’idées. Son commerce, grâce à la dot de sa femme, avait pris un développement rapide. Que la bonne chance continuât, que rien ne vînt déranger ses plans, le bon emploi de ses capitaux, l’ordre et l’économie qu’il avait établis dans sa maison, et il était sûr,

  1. Nous tenons tous ces détails d’un saint-simonien présent à cette séance.