Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/252

Cette page n’a pas encore été corrigée

mise ; mais, comme il n’y avait entre elles pas plus de sympathies réelles qu’entre les deux frères, et la fraternité de moins, ces relations furent froides et assez rares. Née dans la petite bourgeoisie, élevée dans un couvent, Eugénie avait naturellement les préjugés de sa classe et de son éducation. Autant que son mari, elle tenait à la fortune et aux usages. C’était le fond de l’entente conjugale. Noelly lui paraissait donc une extravagante, et puis il y avait une chose bien plus grave et qui désolait madame Brafort à un point !… Noelly, une femme pourtant qui avait de l’éducation, ne portait point chapeau, et venait voir sa belle-sœur en simple petit bonnet. N’était-ce pas une bizarrerie… car enfin elle l’avait porté autrefois. Sans avoir trop d’orgueil, on n’aime pourtant pas ces choses, surtout quand on est connu et Bien vu, Dieu merci ! dans son quartier. Et puis un petit chapeau coûte si peu ! Madame Brafort avait poussé le désintéressement jusqu’à en offrir un à sa elle-sœur ; mais Noelly en riant avait refusé, disant que, femme d’ouvrier, elle tenait à garder son rang. C’était donc de l’entêtement, une véritable petitesse, et madame Brafort ne le pouvait pardonner à Noelly.

Les deux frères se rencontraient plus souvent, et Jacques, dont le zèle pour la propagande saint-simonienne ne reculait devant aucune incompatibilité, engagea plusieurs fois Jean-Baptiste à le suivre aux séances qui se tenaient alors chez les chefs de la doctrine. Brafort éprouvait à ce sujet plus d’étonnement que de répulsion. Vouloir changer de fond en comble ce qui se faisait, ce qui s’était à peu près toujours fait depuis quel le monde est monde, cela lui semblait bizarre jusqu’à la folie. Et qui prétendait cela ? Des n’importe qui des premiers venus ! des gens dépourvus d’autorité, sans mission, sans mandat ! un garçon comme Jacques, son propre frère, et bien d’autres comme cela. Et ces gens-là maniaient et remaniaient la société, comme un maçon ses moëllons ; bouleversaient les conditions, plaçaient l’ouvrier sur le même rang que le savant : des choses absurdes ! Changer les choses établies, d’abord cela ne se pouvait pas. Et si cela eût été possible, quel danger, bon Dieu ! N’y avait-il pas là de quoi mettre sens dessus dessous toutes les boutiques de quincaillerie ? Non, non, s’en tenir aux choses reçues est le plus sûr.

C’était par des arguments de cette force que Brafort écartait la discussion, où Jacques l’embarrassait fort ; ou bien encore il s’en tirait en disant, d’un air supérieur, qu’il ne savait pas rhétoriser ; mais que pour n’avoir pas de brillant dans l’esprit, il ne s’en croyait pas moins de bon sens, ce qui valait mieux. Et il frappait alors sur l’épaule de Jacques en l’appelant paternellement : « Mauvaise tête ! » Jacques finissait par hausser les épaules et s’en aller.

Au fond cependant, de cet étonnement de Brafort, qui est celui du vulgaire à l’égard de toute nouveauté sérieuse, il y avait le sentiment de l’écueil où se brisa le saint-simonisme, et où les autres écoles socialistes qui le suivirent se brisèrent aussi. C’est que, on le sent vaguement ou explicitement, la société humaine n’est pas chose à tenir dans un moule, quel qu’il soit, tracé d’avance ; que les lois de l’évolution sociale peuvent bien être analysées dans le passé, mais non pas déterminées dans l’avenir, d’une façon précise. Ainsi la grammaire puise ses règles dans les écrits qui les ont formées ; mais elle s’efforcera toujours vainement d’empêcher la production de règles nouvelles, créées par un nouvel essor de l’esprit. Car une seule pensée, ni une seule époque, ne peuvent contenir tout l’avenir de l’humanité. En un mot, si les principes sont éternels, leurs conséquences sont toujours indéterminées, parce que nul génie ne peut être assez multiple et assez complet pour remplacer l’élaboration incessante de la vie humaine par les hommes eux-mêmes.

Ce fut donc une naïveté. Et ce mot n’est point une injure ; car, à nos yeux, à part ses inévitables méprises, le socialisme est cette âme qu’on accuse le xixe siècle de ne point avoir ; qui, d’ici à trente ans, sera peut-être son œuvre, et sinon, aura été du moins sa recherche, son aspiration et par conséquent sa gloire. Ce fut une naïveté que cette foi aveugle en des devis complets, sortis, tout d’une pièce, d’un seul cerveau ou même d’un seul groupe. Chez ceux qui réclamèrent ces plans comme chez ceux qui les dressèrent, ce fut un reste d’habitudes monarchiques et religieuses, de vérités révélées et de constitutions octroyées. Aujourd’hui encore, à tout propos, on demande : Et les moyens ? Les moyens ne se décident pas d’avance, ne s’inventent pas, ne se trouvent même pas ; ils se produisent d’eux-mêmes, à mesure, quand le terrain est suffisamment fécondé : c’est-à-dire quand le principe est adopté par un nombre d’esprits suffisant pour le faire vivre. Les moyens ne sont pas théoriques ; ils sont vivants, faits de chair et de volonté. Ce que croit l’homme, il le réalise toujours. L’action découle de la pensée comme le fleuve de sa source. Tout dépend donc du principe et du principe seul, et ses moyens sont en lui, comme le fruit dans la semence ; nécessairement latents, jusqu’au jour où la terre la reçoit, où l’humanité s’en empare pour lui donner, suivant les forces connues ou secrètes dont elles disposent, dans une longue, active et insaisissable élaboration : vie, forme, couleur, puissance.

Si la mission de formuler et de vulgariser les principes appartient surtout aux individus ; à l’humanité seule appartient leur application, et c’est là que git toute cette différence entre la pratique et la théorie, que Brafort et les siens érigent en antagonisme, comme si, de la cause à la conséquence, l’antagonisme pouvait exister. Il faudrait dire seulement qu’une théorie devient nécessairement fausse, quand elle veut être trop complète ; quand, au lieu de se borner à dégager le principe, le point de droit, la cause générale, elle s’efforce de prévoir l’action d’éléments qui ne sont point encore entrés en contact, d’expliquer une opération chimique sans l’avoir faite.

Un soir, en dépit de ses précédents refus, la curiosité poussa Brafort à pénétrer, sur les pas de son frère, dans une réunion saint-simonienne :

Au fond de la chambre, derrière une table, trois hommes étaient assis, que Jacques nomma : Bazard, Rodrigues, Enfantin. Bazard qui, placé entre les deux autres, présidait, se leva et prit la parole.

Il signala les douleurs et les désordres de la société moderne. Il montra les liens dénoués, brisés ; la ruse ou la violence remplaçant partout le droit ; la défiance et la haine empoisonnant les relations des hommes ; ceux que la nature même oblige de se rapprocher et de s’unir, substituant au baiser la morsure. Les sciences morcelées et désunies, l’industrie frauduleuse et meurtrière, les arts languissants et corrupteurs. Il rappelait les hommes, au nom de leur commune destinée, à l’amour, à la paix, à l’ordre ; les conviant à abandonner des voies par lesquelles ce globe est un lieu de trouble et de désespoir, quand il pourrait être un lieu de sagesse, de beauté et de bonheur.

Il y avait dans la voix et le geste de cet homme, une autorité qui frappa Brafort, et une éloquence de conviction dont il fut ému.

— Il y a bien quelque chose de vrai dans tout cela, dit-il à Jacques.

Alors un des assistants se leva pour répondre à Bazard. C’était une notabilité du parti révolutionnaire, Rey, de Grenoble.

— Vous faites, dit-il, une critique très-vraie de l’état de choses présent ; vous repoussez, aussi bien que l’ordre ancien, théologique, monarchique, féodal, les institutions républicaines ou libérales qui l’ont remplacé et tendent à le remplacer ; vous parlez avec dédain de l’impuissance des libéraux à rien fonder, et vous ne nous laissez entrevoir votre société future qu’à travers un