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qu’à leurs gants, au chapeau qu’ils tenaient à la main, on reconnaissait pour des visiteurs.

— Voici Jacques ! s’écria, d’un ton de voix frais et pur, la jeune femme, dont la vue éblouit Braford, qui eut peine à reconnaître dans cet épanouissement de beauté la fillette entrevue dix ans auparavant. Plus tard cependant, quand il l’examina attentivement, il revint sur son impression première en remarquant qu’elle n’avait pas les traits peut-être réguliers ; seulement, de la voix, du front, des yeux, de tous les gestes de Noelly et de tout son être, lignes ou rayons, s’exhalait je ne sais quelle plénitude faite d’intelligence et de pureté.

Jacques serra la main de l’un des deux visiteurs, salua l’autre, et dit à sa femme et montrant Brafort : Noelly, voici mon frère.

— Ah ! dit-elle, avec un léger mouvement de surprise, suivi d’un silence.

Mais presque aussitôt elle s’avança vers Jean-Baptiste et lui tendit la main.

En demandant à Noelly la permission de l’embrasser, Jean-Baptiste fut très-gauche ; car cette pensée lui vint :

— Sont-ils valablement mariés ?

Et il se demandait s’il serait convenable qu’Eugénie vit cette belle-sœur, enlevée à ses parents et mariée l’on ne savait où ; son embarras fut heureusement couvert par l’exclamation d’un des visiteurs qui s’écriait :

— Eh ! vraiment ! ce cher Jean-Baptiste !

Brafort, fixant de gros yeux sur l’interrupteur, reconnut Maxime. Ils avaient depuis longtemps cessé de se voir, non par indifférence de la part Brafort, mais parce qu’il avait à la fin senti que pour lui Maxime n’avait pas de temps en réserve. Malgré tout, malgré la blessure de cet abandon, ce brillant Maxime exerçait une telle fascination sur Brafort, que celui-ci en le revoyant, profondément ému, ne put que balbutier des commencements de phrases qui exprimaient à la fois son trouble et sa joie. Maxime reçut en bon prince tous ces témoignages. Il s’informa légèrement de la situation actuelle de son ami, accueillit par des exclamations la nouvelle de son mariage, et finit par lui reprocher vivement de l’avoir abandonné, lui, Maxime, un vieil ami ! Un pareil reproche était bien fait pour embarrasser Brafort ; aussi, convaincu d’être le coupable, ce fut lui qui s’excusa.

Avec l’aisance qui lui était naturelle, et prenant en ceci le rôle du maître de la maison, qui n’y songeait point, Maxime dit ensuite à Brafort, en lui montrant l’autre visiteur :

— Mon cher, un de nos concitoyens de Laforgue, le vicomte Charles de Labroie.

Pour le coup, Brafort tombait de surprise en surprise et ne se reconnaissait plus aux choses de ce monde. Le vicomte Charles de Labroie, le second fils de l’ancien marquis, un jeune homme si distingué, là, chez Jacques ! chez Jacques lui un simple ouvrier ! chez le ravisseur de Noelly ! Son air ébahi provoqua le rire de son frère.

— Tu n’y comprends rien, n’est-ce pas ? Nous t’expliquerons tout cela. Mais d’abord embrasse mon fils.

Il présentait à Brafort un adorable petit blondin, de deux à trois ans, qui fixa sur son oncle un regard déjà sagace et se laissa embrasser.

— Il s’appelle Jean, lui aussi, dit Jacques.

— En vérité ! s’écria Brafort, bien que ce soit en effet un de mes noms, tu aurais pu lui en choisir un plus distingué.

— Je n’en ai pas trouvé. C’est le nom favori du brave paysan français, mon ancêtre et mon frère ; c’est celui de Jean Huss, apôtre et martyr de l’égalité ; celui de Jeanne d’Are, la sublime. Non, je n’en connais pas de plus distingué.

Ce langage, cette réunion hétérogène, faisaient à Brafort l’effet d’un rêve. Que devint-il quand il entendit son frère tutoyer le vicomte de Labroie, et celui-ci échanger avec la jeune femme les noms de Charles et de Noelly. Seul, Maxime semblait étranger. Il venait, en effet, pour la première fois, introduit par monsieur de Labroie, et seulement pour s’informer près de Jacques d’un détail d’imprimerie. Le renseignement donné, Jacques eut avec monsieur de Labroie une conversation où revinrent plusieurs fois les mots de frères, réunion, doctrine.

— Ah ! le malheureux ! il m’a trompé, se disait Brafort. Il y est encore dans les complots, et se peut-il qu’un vicomte, monsieur de Labroie, trempe dans de telles menées contre les autorités et l’ordre public. Il pensait aussi que son frère allait de nouveau le compromettre, et que si une descente de police avait lieu pendant qu’il serait ici, lui, Jean-Baptiste Brafort, quincaillier, rue Saint-Dominique…

— Je suis toujours à peu près le même, tu vois, dit Jacques à son frère ; seulement plus de complots, plus de violence ; la sainte prédie de la vérité. Viens à nos séances, tu verras.

— Non, mon cher ami, répondit Brafort d’un ton solennel ; autrefois, un moment, dans le feu de la jeunesse, j’ai partagé tes illusions ; je ne les partage plus. Je suis commerçant, absorbé par mes intérêts ; je vais être bientôt père de famille. J’aime l’ordre et… vous le mettez en péril…

— Pas du tout, monsieur, interrompit Charles de Labroie, nous combattons un ordre faux, pour y substituer l’ordre véritable, mais nos seules armes sont la parole et la puissance du beau et du bien.

— Tout se passe ouvertement ; il n’y a pas le moindre danger. Nous sommes ici chez des apôtres, dit Maxime avec un sourire.

Cette parole vainquit la crédulité de Brafort, mais il répéta :

— Des apôtres ! en regardant Jacques et le vicomte, car il n’imaginait point qu’on put évangéliser sans robe ou tout au moins sans rabat.

— Oui, reprit le vicomte ; nous sommes les apôtres d’une religion nouvelle. L’Église a manqué à sa mission ; nous la reprenons. Elle a béni la guerre, nous apportons la paix ; elle n’a la fraternité qu’en paroles, nous la réalisons. L’Église a consacré l’asservissement de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse, cette classe, nous l’affranchirons.

Brafort était ahuri. Noelly lui vint en aide en l’interrogeant sur sa femme et sur son commerce. Bientôt cependant il se leva pour partir, car il éprouvait un autre malaise, ne voulant point engager d’avance les rapports d’Eugénie et de Noelly, il se borna à dire en prenant congé :

— Nous nous reverrons. Je suis heureux…

Le reste lui demeura dans la gorge. Ce fut avec une satisfaction extrême qu’il vit Maxime sortir en même temps que lui. Dès qu’ils furent dans la rue :

— Voilà des choses bien extraordinaires ? s’écria-t-il.

Maxime partit d’un éclat de rire.

— Mon cher, il y a une Providence. Tu es arrivé pour me compléter le tableau. Hein ! ce Labroie, c’est lui qui t’étonne le plus, n’est-ce pas ? Être riche (le père leur a laissé trois cent mille francs à chacun), noble (de grande noblesse) ! pouvoir prétendre à la fille d’un duc et pair, à de hautes missions (car il est instruit, très-instruit, ce garçon-là) ! et s’aller fourrer dans la tête de renverser les priviléges ! En voilà de la bizarrerie humaine ! Comment ! diable ! peut-il s’entendre avec lui-même ?

— Vous le voyez quelquefois ?

— Je l’étudie. Cette nature-là m’intrigue profondément. Je m’étais fait présenter chez le comte, son frère, qui a de l’influence, et j’ai rencontré là cet original, qui y prêchait, ma foi ! le saint-simonisme avec la même aisance que chez Jacques. Il a fini par se brouiller pour cette raison avec sa belle-sœur. Moi, je ne le contrarie