Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/249

Cette page n’a pas encore été corrigée

à ces avis le caractère d’ordres. Eugénie ne dut jamais sortir seule. Un jour qu’elle demandait la raison de cet esclavage, et quand elle cesserait d’être ainsi gardée :

— Quand tu seras vieille, répondit-il.

Humiliée, irritée, Eugénie réagissait en dessous. À l’entendre parfois parler de son mari comme d’un étranger, on éprouvait un sentiment pénible. D’autres fois, en revanche, elle eût vivement relevé le moindre mot contre lui. Tout cela était plein d’anomalies. Sur un point, leur union était exemplaire : c’était au sujet de leurs intérêts. Seulement, comme tant d’autres ménagères, madame Brafort tint un peu large l’anse du panier… Il est si difficile de se résigner à n’avoir aucun moyen d’action personnelle ! Ces petites tromperies d’ailleurs ne nuisaient en rien à la satisfaction qu’éprouvait Brafort d’être le maître absolu dans son ménage, puisqu’il ne s’en doutait point.

Enfin, si Eugénie s’affaissa dans ses goûts, prit pour habituées de sottes commères, qui venaient causer dans la boutique en l’absence du mari ; si elle se plongea bientôt dans les commérages, les petits mystères et les petites ruses d’intérieur… ne faut-il pas vivre de quelque chose ? et doit-on accuser de gloutonnerie un meurt-de-faim qui se jette sur des aliments grossiers ? Elle avait, il est vrai, comme le disait dédaigneusement Brafort, son royaume : un coin d’un mètre carré, meublé de marmites et de torchons, où elle allait parfois monarchiser à son tour, aux dépens d’une Marion de village.

On aurait tort de conclure de tout cela que Brafort n’aimât pas sa femme et n’eût pas l’intention de la rendre heureuse. Une telle accusation l’eût fort étonné. Pouvait-il être égoïste envers elle ? N’avaient-ils pas un seul et même intérêt ? N’étaient-ils pas une seule et même chair, une seule et même âme, se manifestant, il est vrai, par l’organe de son propre cerveau à lui ? Mais c’était dans l’ordre et il ne faisait que se conformer à cet égard aux saines doctrines de son temps, qui sont encore, à quelques rajeunissements près, celles du nôtre. Il avait pour lui en ceci maints écrivains de mérite, sans compter le dominateur de l’époque, le grand Napoléon.

Dans la protection jalouse dont il entourait sa femme, il n’y avait pas que de la défiance, mais aussi de la tendresse, la crainte des embarras qui peuvent assaillir au dehors une jeune femme inexpérimentée et le soin jaloux d’écarter d’elle tout soupçon. À ce propos, Brafort ne manquait jamais de répéter, — suivant son goût prononcé pour les citations, le mot de César, mot si malheureusement appliqué pourtant, qu’il eût mérité de ne point passer à l’état de vie légendaire. Enfin tout son système de gouvernement intérieur était dicté, nous le répétons, par un idéal et une conviction sincères, Il était attaché à sa femme comme à sa propriété la plus intime ; il ne voulait que son bien, et après tout il n’alla jamais jusqu’à la vouloir séparer de sa famille, afin de l’absorber en lui, comme la créature en Dieu, ainsi que l’ont proposé depuis des philosophes amis de la liberté.


VII

UNE EXCURSION DE BRAFORT DANS L’UTOPIE.

Un jour, au détour d’une rue, Brafort se trouva en face de son frère Jacques. Ils s’arrêtèrent en même temps, et, après une seconde d’hésitation, s’embrassèrent avec tendresse. Il y avait neuf ans qu’ils ne s’étaient vus, et en ce moment il ne leur restait qu’un souvenir, c’est qu’ils étaient frères. Immédiatement ils échangèrent de nombreuses questions :

— Tu as quitté l’Angleterre ?

— Oui, le climat ne vaut rien pour Noelly, nous y avons perdu l’aîné de nos enfants. Et puis la France est la source où il faut revenir s’abreuver de vie, sous peine de mort.

— Eh quoi ! ce grand amour ne suffisait plus à tromper l’exil ?

Jacques fronça le sourcil.

— Ne touchons pas cette corde-là, Jean-Baptiste ; tu sais que nous ne pouvons nous entendre.

— Je ne veux point te fâcher ; je voulais dire seulement qu’une fois la lune de miel passée, on sent les sacrifices qu’on a faits. Le père de ta femme…

— Ne t’inquiète pas de cela. Nous sommes heureux. Seulement l’amour, si grand qu’il soit, ne peut remplacer l’air, et l’air nous manquait en Angleterre ; voilà tout. Je rentre chez moi. Veux-tu m’accompagner ? Noelly t’accueillera bien.

— Amené par toi, je ne doute pas…

Brafort fit un pas, et puis, d’un air d’inquiétude :

— Ah çà ! tu n’es plus dans les complots ?

— Non, dit simplement Jacques.

Il avait la figure pleine, épanouie, l’air joyeux. Son costume était comme autrefois celui d’un ouvrier. Tandis qu’ils marchaient côte à côte, Jean-Baptiste apprit à son frère son mariage, et s’étendit sur sa nouvelle position : grâce à la dot de sa femme, il avait augmenté du double le chiffre de ses affaires, préférant ne solder son prédécesseur que plus tard, comme celui-ci d’ailleurs, plein de confiance, y consentait. Il faisait maintenant pour trente à quarante mille francs d’affaires, et gagnait net de sept à huit mille francs chaque année. Or, comme il n’en dépensait que la moitié, comme ses affaires devaient toujours aller en croissant, il était sûr de se retirer à cinquante ans avec cent mille francs d’économies… tout au moins. Et là-dessus, mille détails où Brafort se plongeait avec complaisance.

— Ça te rend heureux ? demanda Jacques.

— Je crois bien. Il me semble que tu dois trouver, toi aussi, que ça ne va pas trop mal. Après ça, ajouta-t-il, comme si une inquiétude lui eût traversé l’esprit, tu dois bien penser que ce n’est qu’à force d’économie…

— Et ta femme ? dit Jacques. Tu ne m’en parles pas.

— Mais ce n’est pas que j’en sois mécontent. Je te l’ai dit : une jolie dot, une jolie figure, et dame… une honnêteté au-dessus de tout soupçon, un caractère… pas très-gai, mais souple ; c’est le principal. Je l’ai mise au pas ; c’est une chose faite. La voilà dressée aux affaires ; elle s’y entend, et je puis la laisser au magasin ; cela me donne plus de liberté. Enfin, mon cher, s’il faut tout te dire, un héritage en perspective.

Il se rengorgea. Son frère ne répliqua rien, et la conversation tomba. Arrivée rue Notre-Dame-des-Champs, Jacques poussa une petite porte ; elle s’ouvrit sur un long et étroit jardin, au fond duquel se trouvait une maisonnette. C’était un logement d’ouvrier, mais où rien de désagréable ne frappait la vue : ni guenilles, ni pots cassés, et qui se donnait, à force de propreté, l’air d’une villa en miniature.

Cette maisonnette se composait de deux chambres, pas plus, superposées au-dessus d’un petit perron. Les murs en bousillis, ça et là dégradés, étaient fraîchement habillés de plantes grimpantes. Les vitres claires brillaient au soleil ; derrière les fenêtres, de blancs rideaux, une pauvreté jolie.

Ils montèrent le perron ; la porte était ouverte, et dès le seuil Braford, embrassant la chambre d’un coup d’œil, remarqua l’extrême simplicité du mobilier : un buffet, une table carrée au milieu ; une petite table près de la fenêtre, chargée d’ouvrages de couture ; quelques chaises, un berceau ; le sol fait de carreaux rouges sans tapis. Une femme, assise près de la fenêtre, et tenant un enfant sur ses genoux, causait avec deux hommes