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m’occupe pas de ces gens-là. Je veux aller au spectacle ce soir.

— Ah ! tu veux ? répéta Brafort en se redressant.

— Oui, monsieur, je veux. Pour cela, je suis un tyran et vous ne l’êtes pas.

— Je ne suis pas un tyran, répondit Brafort d’un air digne, parce que je ne veux pas l’être ; mais je ne suis pas non plus un Georges Dandin, et ce que j’ai dit est dit. Nous n’irons pas au spectacle ce soir.

— Vous êtes un méchant. Moi, je vous dis que nous irons. Je le veux !

Ces mots étaient dits avec la grâce d’un enfant qui se sent le droit d’être gâtée plutôt qu’obéie ; mais ils froissèrent vivement l’orgueil de Brafort. Il eut un froncement de sourcil olympien.

— Moi, je ne veux pas ! répliqua-t-il.

Et puis il s’assit, ferme et silencieux comme le destin. Eugénie fut émue ; mais elle affecta de ne point l’être, prit la chose en plaisanterie, et, persistant dans son projet, avança l’heure du dîner. À table, elle fut enjouée, rieuse, agaçante ; mais Brafort garda sa roideur.

— Est-ce que c’est un vrai cor dont on sonne sur le théâtre, quand ce pauvre Hernani va mourir au lieu d’embrasser sa femme ? Ce doit être bien curieux.

— Je n’en sais rien ; ça m’est fort égal. Je ne m’occupe pas des sottises de ces romantiques. Mettre sur la scène des choses pareilles, qu’on n’y avait jamais vues, c’est insensé… méprisable. Et puis, des pièces d’une immoralité !… Parlez-moi de la tragédie : Phedre, Rodogune, à la bonne heure !

— En as-tu vu jouer de ces drames ?

— Jamais.

— Alors tu ne peux pas savoir, et tu es bien heureux que je t’y mène, petit homme. Allons, lève-toi et viens vite, que je fasse ta toilette.

Elle lui offrit le bras et la joue d’un air gentil. Il prit un air glacial.

— Je croyais t’avoir dit ma volonté à cet égard. Je m’étonne….

— Mais puisque je t’ai répondu, moi, que je le voulais tout de même.

Elle disait cela d’un petit ton résolu, qui voulait encore être riant ; mais des pleurs montaient à ses yeux.

— Fais-moi le plaisir, dit-il sèchement, d’aller me chercher de quoi écrire.

La jeune femme eut un mouvement d’indignation.

— Jean-Baptiste, c’est très-mal, ce que vous faites-là, c’est très-mal !

Et son regard se voilait de plus en plus.

— Voulez-vous m’obéir ? dit-il d’un ton de maître.

Eugénie frémit et hésita. Mais elle était trop jeune, et, d’ailleurs trop indécise en toutes choses, pour oser soutenir une telle lutte. Elle jeta presque les papiers et l’écritoire sur la table et s’enfuit en pleurant.

Jean-Baptiste restait maître du terrain. Fier de son triomphe et croyant l’action finie, il se félicitait de sa fermeté, quand, au bout de vingt minutes il vit rentrer Eugénie. Elle était habillée comme pour sortir, pimpante et charmante : robe de soie, chapeau de tulle, ses bijoux de jeune mariée, un air de bravoure et de saisissement à la fois, qui la rendait fort gentille, et elle dit, en passant devant lui, d’une voix étranglée et d’un ton fort précipité :

— Puisque tu ne veux pas me conduire au spectacle, je vais trouver ma cousine et son mari, qui seront plus complaisants…

Elle perdit tout à fait la voix sous le regard terrible de Brafort. Transporté de colère, il se leva et, saisissant le bras de sa femme avec un telle violence, qu’il lui fit jeter un cri de douleur, il l’entraîna dans la chambre, en ferma la porte à double tour, mit la clef dans sa poche et vint se placer les bras croisés devant elle. Tout cela n’était pas dans son programme ; il s’était promis de garder un majestueux sang-froid, le calme de la force. Mais quoi ? Quelle plus grande majesté peut avoir la force qu’en se déployant dans toute sa vigueur ? En pareille cause, l’éloquence du poignet dépasse assurément celle de la parole.

Humiliée, vaincue, affaissée sur une chaise, Eugénie pleurait. Devant cet aveu de la faiblesse féminine, Brafort se sentit grandi de cent coudées. Il voulut alors être magnanime.

— Mon enfant, dit-il, nous irons au spectacle dimanche prochain, si tu veux être douce et raisonnable. Pour aujourd’hui, c’est impossible, et cela surtout parce que tu as dit : Je veux. Il n’y a que moi qui doive commander ici : sache bien que tu n’obtiendras rien que par la prière, et régle-toi là-dessus.

Eugénie redoublant ses pleurs, il sortit. Plus tard, quand il rentra dans la chambre, elle boudait ; il n’en tint pas compte, et, comme elle persistait, il s’emporta et la terrifia de sa violence. Le lendemain, satisfait de sa campagne, il s’applaudissait en disant :

— Voilà une bonne leçon et qui profitera ! C’est ainsi qu’il faut mener les femmes. La mienne sait maintenant à qui elle a affaire, et nous n’en serons que meilleurs amis.

En effet, Eugénie était loin d’être une héroïne. Après les premiers moments de chagrin et de révolte, elle fit ce raisonnement :

— Que puis-je gagner à me mettre mal avec mon mari ? La loi est pour lui ; il me rendra malheureuse.

Elle subit donc le joug, ne le pouvant rompre. L’ordre régna dans le ménage, selon les vœux de Brafort, et il y pût goûter les joies d’un monarque ; celle de répandre autour de lui la contrainte et celle de voir ses ordres écoutés, sinon obéis.

Seulement cette union, d’ailleurs si mal préparée, devint comme tant d’autres un duel silencieux et sournois. Si peu élevé, si peu éclairé que soit l’être humain, il n’accepte jamais sans lutte son abaissement. Des siècles de servitudes ont passé sur l’humanité, sans que la servitude ait pu devenir pour elle une seconde nature, puisqu’elle lutte toujours, et peu à peu s’en relève. L’esprit résiste à la mort comme la chair. Soumise en apparence, Eugénie garda au fond de l’âme une sourde et presque haineuse protestation. Tous les rêves qu’en dépit de la vulgarité de ce mariage, sa jeunesse avait formés ; d’ardentes bonnes volontés confuses, mais sincères, tout l’épanouissement d’une âme ignorante sans doute, mais naïve et douce, tout cela, comme des fleurs de pêcher par une gelée subite, fut flétri. Elle avait compté d’être aimée ; elle s’était flattée, nous l’avons vu, — car, aux temps où nous sommes, l’union est le plus rare des soucis, — de régner par l’amour… elle ne se voyait que possédée. Esclave, la femme l’est doublement, ce qui veut dire cent fois plus.

Sans se dire ces choses bien nettement, Eugénie les sentit assez pour que son humeur en reçut une profonde atteinte. Comme un coup frappé dans un jeune arbre y change le cours de la séve et produit d’informes rugosités, ainsi tout ce qui en elle s’élançait droit et haut vers la lumière ; confiance, amour, gaieté, reflua subitement, s’arrêta, fermenta, et se traduisit en tristesse, en aigreur, en maussaderie. Brafort en souffrit. Il aimait, comme tout le monde, l’entrain et la bonne humeur, et volontiers il eût ordonné à Eugénie d’être gaie ; mais son pouvoir n’allait pas jusque-là et se heurtait sur ce point à l’insaisissable. Il tira de ce fait la conclusion que les femmes étaient naturellement aigres de caractère, C’était aussi fort que bien d’autres jugements.

Son autorité une fois reconnue, Brafort s’en donna à l’aise de réglementer et d’ordonner. Il prit à sa charge non-seulement l’ensemble de la communauté, mais le détail, et, s’étant réservé de donner son avis sur le choix des toilettes de sa femme, il finit par imprimer