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comme celle-là ne peut pas durer toute la vie. Je t’aurais cru assez sage pour le comprendre et ne pas me faire de ces ennuis. Mais si tu crois que je vais me laisser mener comme ça, que je te permettrai de me compromettre et de me faire manquer un bon mariage…

— Un mariage !

Elle pâlit si fort qu’il fut obligé de la soutenir, et, voyant passer un fiacre, il l’appela. Mais Atala refusa d’y monter avant lui, craignant qu’il ne la quittât ; elle répétait :

— Je veux encore te dire… Il faut que je te parle !

De guerre lasse, et pour ne pas faire d’esclandre, il monta ; mais sa colère s’en accrut, et là, dans ce tête-à-tête si étroit, la malheureuse Atala eut à subir une de ces scènes d’injures et de violences brutales, que seules connaissent, outre leurs victimes, les âmes nées dans la religion du commandement.

Eh quoi ! elle osait résister, elle, ce roseau, cette faiblesse ; elle, cette réprouvée, cette abjecte créature, dont il avait bien pu faire son idole et son jouet, mais à condition de la briser dès qu’il n’en voudrait plus. Elle osait invoquer un droit, elle serve du bon plaisir ! Avait-il à cette heure le moindre souvenir de l’avoir suivie, suppliée ; d’avoir imploré son amour comme l’enfant implore le sein maternel, de l’avoir pressée dans ses bras, d’avoir confondu leurs vies ? Non, sans doute ! Peut-être ! Qui le peut savoir ? Il la foulait aux pieds maintenant ; mais cela était dans l’ordre, cela ne se fait-il ! pas toujours ainsi ? N’avait-il pas derrière lui toute la majesté sociale armée contre de telles malheureuses, et ne savait-il pas, mieux que personne, combien elle était coupable ? Elle avait tous les torts ; il n’en pouvait douter, puisque tel était l’avis de tout le monde, et elle osait, lui qui n’en avait aucun, le tourmenter et traverser d’honorables projets qu’il formait ! Cette conduite était infâme !

Nombre d’honnêtes gens doivent comprendre, en cette circonstance, l’indignation de Brafort contre l’action de cette jeune fille, qui avait osé le poursuivre dans le domicile où il logeait son honorabilité, dont la stupide instance pouvait le compromettre. Ce n’était point une petite chose ; car en quoi consistent la moralité et l’honneur, si ce n’est précisément dans les petites choses. Qu’est-ce pour un homme, que l’adultère ? Une question de lieu. Qu’est-ce, de même, que la morale ? Une affaire d’ordre et de décorum. Un homme qui loge sa maîtresse chez lui est un homme taré, un homme qui a des maîtresses en ville est un homme recommandable. Jean-Baptiste avait donc raison de se défendre et de s’indigner ; en lui ôtant les apparences, on lui prenait tout.

Il n’était pas méchant malgré tout ; car lorsqu’il vit la pauvre fille brisée, vaincue, écrasée, réduite à une sorte d’anéantissement, il s’apaisa et voulut bien même assurer qu’il regrettait d’avoir été forcé à lui dire des vérités dures ; mais que malgré tout il conserverait d’elle un bon souvenir, si elle voulait être sage et comprendre la situation toute simple et fort habituelle où ils se trouvaient.

Elle se taisait, dans une prostration complète. Quand le fiacre s’arrêta, Brafort descendit et offrit la main à la jeune femme ; mais elle semblait ne pas voir où elle était, et il fut obligé de lui dire en la conduisant dans l’allée :

— Eh bien ! il faut rentrer chez vous maintenant.

Et quoiqu’il se fût promis de la laisser à sa porte, il vit bien qu’elle ne pourrait seule monter l’escalier. Ils montèrent donc ensemble, elle soutenue par lui, toujours silencieuse ; mais sur le palier, comme il allait la quitter, elle le saisit par le bras.

— Je n’ai plus rien à vous dire en ce qui me regarde, Jean-Baptiste ; mais c’est mon devoir de vous apprendre ce dont je suis sûre à présent : votre enfant vient de tressaillir en moi.

Brafort, sous ce coup, demeura d’abord comme foudroyé ; puis il s’écria :

— Est-ce vrai ?

À ce nouvel outrage, la jeune femme retrouva des larmes et des reproches, et Brafort se hâta de l’entraîner chez elle. Là une explication nouvelle eut lieu, moins emportée, mais où la malheureuse Atala dut abandonner toute espérance, et où l’être innocent qui s’agitait en elle reçut sans l’entendre son arrêt.

— Non, ma chère, dit-il ; je suis franc, je ne te tromperai point. Il ne faut pas compter avec moi ni sur ces moyens-là ni sur d’autres. Désormais je veux vivre en homme sérieux, en homme considéré, en bon père de famille, et je dois rompre par conséquent avec toute folie de jeunesse. Eh ! bien sûr, ce n’est pas moi qui élèverai des enfants naturels pour mettre le trouble dans mon ménage et nuire à mes enfants légitimes. Je t’enverrai cent francs de plus, voilà tout : c’est tout ce que je puis faire ; tu sais que je ne suis pas riche. Et puis, je n’en veux plus entendre parler ; et, si tu faisais la moindre tentative, je me plaindrais plutôt à la police, qui protège les honnêtes gens dans ces cas-là.

— C’est pourtant votre enfant, dit-elle, et vous savez que seule je ne pourrai l’empêcher de souffrir.

— C’est… reprit-il avec colère, c’est un enfant naturel, voilà tout… Vous savez bien où ces enfants-là se mettent, et vous ferez comme les autres, si vous voulez. Ne faisons pas de sensiblerie. C’est un malheur. Je n’y puis rien. Si vous saviez combien tout cela m’est pénible !… Ah ! les femmes ! les femmes !…

Il se prit la tête à deux mains, tourna par la chambre, et tout à coup ouvrant la porte :

— Adieu ! dit-il d’une voix altérée. J’enverrai ce que j’ai dit. Adieu !

Il descendit l’escalier et se trouva dans la rue, les jambes tremblantes, fort ému.

— Suis-je bête ! se dit-il, suis-je bête ! ces choses-là arrivent à tout le monde. Il faut bien en prendre son parti.

Mais il eut beau faire, il rentra chez lui fort troublé et finit par s’accuser d’être trop sensible.

Brafort avait raison. Les cinquante mille pères, plus ou moins, qui jettent chaque année, soit dans les hospices de nos villes, soit dans les fosses d’aisance ou dans les allées des maisons, un pareil nombre d’enfants, ne s’en préoccupent généralement pas du tout.

Malgré la colère et la brutalité qu’il avait montrées, Brafort ne put s’empêcher de sentir la blessure faite par la rupture d’un lien autrefois si doux. Dès qu’il était seul ou inoccupé, il revoyait ces beaux yeux bleus si tendres, cette gracieuse et simple attitude, cette jolie, bonne et passive créature qui lui avait donné tant d’heures délicieuses, et parfois de tels souvenirs l’envahirent jusqu’à, — il ne l’eut jamais avoué, mais c’était ainsi, — jusqu’à certain picotement des paupières et plus au fond il éprouvait encore, bien confus mais persistant, un malaise qui ressemblait à ce que peut être un remords inavoué.

Au milieu de ces perplexités, il faut rendre à Brafort cette justice qui ne lui vint pas un seul instant l’idée d’abandonner le mariage projeté et d’épouser légalement cette jeune femme qui était déjà la mère de son enfant. Non, vraiment ; et si quelqu’un lui eût conseillé pareil parti, c’est avec des yeux étincelants d’indignation qu’il eût demandé de quel droit on prétendait le déshonorer ; car en ceci l’ambition de la richesse l’eût encore bien moins arrêté que l’honneur. Une femme qui avait pu croire à ses paroles d’amour, sans qu’un contrat dûment enregistré les eût confirmées, une femme qui avait cédé à ses prières, ne pouvait mériter que son mépris, et les caresses qu’elle avait reçues de lui l’avaient pour lui-même souillée à tout jamais.

Toutefois, cette propriété de souiller, que possédait cet honnête homme, n’était pas absolument inhérente à