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et qu’il y versa quelques larmes. Aucun de nous assurément ne peut revoir sans émotion, après plusieurs années écoulées, après la perte surtout d’êtres aimés, ce coin de terre qui pour nous fut la vraie patrie.

Brafort a laissé quelques pages, sorte de mémoires, où ce souvenir est retracé ; mais l’emphase du temps, qui peut-être nous paraît guindée surtout parce qu’elle diffère du style actuel, ne nous permettrait pas de goûter le sentiment sincère qui, mêlé au souvenir des amplifications du collège, les inspira.

À Paris, Jean-Baptiste retrouva dans sa boutique monsieur Ravel, qui lui fit l’accueil le plus cordial. L’absence donne de l’intérêt aux personnes, comme le souvenir du charme aux faits, et cela pour les mêmes motifs. Puis le quincaillier avait fait un autre essai d’association qui lui avait encore plus mal réussi ; ayant eu affaire à un fripon, il ne s’en était tiré qu’avec perte. Il eût été embarrassé de rendre à Jean-Baptiste ce qui lui appartenait ; il promit donc de l’attendre et de lui céder la boutique à son retour, comme si rien n’eût été changé à leurs premières conventions.

Après deux autres années de service, Jean-Baptiste Brafort fut renvoyé dans ses foyers comme faisant partie de la réserve. On opérait alors volontiers des économies sur l’armée, et la Restauration, il faut lui rendre cette justice, malgré les attaques passionnées auxquelles elle était en butte, ne faisait pas du massacre des citoyens un moyen de gouvernement ; les choses n’en étaient pas encore là. C’était la première fois, à bien prendre (à part la grande lutte révolutionnaire où tout fut surprise, improvisation), que le principe électif national et la royauté se trouvaient en présence. Jean-Baptiste vint donc reprendre sa place dans la boutique de la rue Saint-Dominique. Il n’y avait rien de changé dans sa vie ; il n’y avait qu’un soldat de plus, et ce n’était pas chose en soi indifférente, car la vie militaire ajouta le trait précis à ce caractère, et y mit la touche distinctive qui en effaça toute indécision et le formula pour lui-même. Il rapporta du service, d’une manière plus décidée, l’observance rigoureuse des formes, le goût d’une régularité minutieuse, la passion dans les petites choses, et le culte de l’autorité. L’armée est la haute école de cet esprit, si utile aux monarchies, que tous les ans quatre-vingts à cent mille soldats libérés vont réinfuser dans la nation.


V

UNE MAÎTRESSE.

Jean-Baptiste avait été un écolier modèle, puis un soldat irréprochable ; il fut un commerçant parfait. Sa tenue de comptes était admirable ; on sentait l’amour de bien faire et la recherche de la perfection dans chaque plein et chaque délié de l’écriture. En 1827, à l’expiration du temps de service, le nom de Brafort remplaça celui de Ravel sur l’enseigne, et le nouveau quincaillier resta seul, avec un petit commis, au magasin.

Naturellement il songea à se marier. On lui proposa nombre de jeunes personnes du quartier, mais il n’était pas peu difficile. Sa théorie, que nous connaissons, et d’ailleurs conforme à l’usage, étant que la capacité de l’homme doit avoir, du côté de la femme, la richesse pour équivalent, il prétendait à une forte dot, et désirait de plus un bon caractère, une belle écriture, de l’arithmétique, des goûts modestes et de la beauté. Plus d’une fois son miroir lui servit d’encouragement à ses visées ambitieuses. Une figure assez agréable, embellie par la jeunesse et par la santé, une fort belle moustache, la prestance qu’il avait acquise au service et la solidité de son caractère, lui paraissaient des avantages suffisants pour autoriser quelques prétentions. Il fut pourtant refusé deux fois, et, dépité de cet insuccès, il se dit qu’après tout rien ne pressait et qu’il valait mieux attendre une bonne occasion. Cela décidé, il prit une maîtresse, et voici comment :

Un soir que Jean-Baptiste traversait le pont Neuf, il vit, penchée sur le parapet, une jeune fille dont la tournure le frappa ; comme il était précisément à la recherche d’une aventure, il s’approcha d’elle et, la regardant de plus près, il s’aperçut qu’elle pleurait. Avec toute la délicatesse dont il était susceptible, il l’interrogea. D’abord elle refusa de répondre ; mais comme il insistait, offrant ses services et protestant de elle finit par avouer avec des sanglots qu’abandonnée par son amant elle voulait mourir. Le voulait-elle réellement ? elle y pensait du moins, car elle regardait d’un air d’effroi le flot noir qui roulait sous l’arche, et elle se trouvait si malheureuse !… Jean-Baptiste essaya de lui faire entendre discrètement combien la vie pouvait encore avoir de charmes pour elle, si elle avait le cœur assez sensible pour jouir du bonheur qu’elle pouvait donner. Il offrit son bras, obtint l’adresse de la jeune personne et la ramena chez elle en lui débitant, mêlé à beaucoup de galanteries, tout ce qu’il savait de bonnes raisons contre le suicide. Devenue plus confiante, elle laissa deviner qu’aux chagrins de l’abandon s’ajoutaient des embarras matériels. Son amant, un étudiant de province, était parti sans même acquitter le loyer de la chambre qu’ils avaient occupée ensemble, et le propriétaire menaçait de saisir les meubles. Elle gagnait si peu de son travail, qu’elle voyait bien ne pouvoir s’acquitter jamais, et cependant elle ne voulait point accepter des secours intéressés ; elle dit cela en regardant Jean-Baptiste d’un petit air digne et résolu, et, l’ayant remercié, elle entra dans la maison, sans permettre qu’il la suivit.

À la lueur des réverbères, Jean-Baptiste cependant l’avait assez vue pour désirer beaucoup la revoir. De beaux yeux bleus, un front de vingt ans, une de ces bouches que l’on comparait alors à la rose, de la décence, de l’ingénuité, et le nom fort à la mode et poétique d’Atala. Jean-Baptiste, en rentrant chez lui, s’avoua qu’il était décidément a épris. »

Dès le lendemain, il se présentait chez l’ouvrière, muni de toutes sortes de bonnes raisons sur le vif intérêt et l’inquiétude qu’il éprouvait à son sujet. En le voyant, la jeune personne rougit et témoigna un tel trouble, que Jean-Baptiste s’estimait déjà vainqueur, lorsqu’elle le pria de sortir et de ne plus revenir chez elle.

— Et quoi ! s’écria-t-il, tant de rigueur ! qu’ai-je fait ? Pourquoi cet arrêt ?

Et jurant qu’après le récit touchant qu’elle lui avait fait de ses malheurs, il n’avait en vue que de lui rendre service, de lui procurer du travail, et de lui aider, par un léger prêt, à se tirer d’affaire, il finit par se jeter à ses genoux.

Atala se leva brusquement, alla ouvrir la fenêtre et fondit en larmes. Comme il la conjurait de lui dire le sujet de son chagrin.

Vous êtes tous les mêmes, dit-elle, et je vois trop bien d’où vient votre compassion.

Jean-Baptiste s’écria qu’elle se trompait, et, pour le lui prouver, emporté par la situation aussi bien que par une émotion véritable, il offrit à Atala de l’obliger sans prendre le droit de la revoir. C’était grand, mais presque en même temps il se disait à lui-même qu’elle n’oserait être si peu reconnaissante.

La jeune fille, en effet, parut hésiter et s’en tira par un compromis.

— Nous nous reverrons, dit-elle, quand je pourrai m’acquitter envers vous.

— C’est-à-dire jamais, pensa Jean-Baptiste, qui balbutia une réponse et eut peine à cacher sa mortification.