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exprimaient en termes bien sentis à leurs soldats l’horreur qu’ils éprouvaient pour un fait aussi coupable. Jean-Baptiste, comme les autres, trouvait tout cela limpide et admirablement vu ; sauf quelques vieux soldats, qui n’aimaient pas les Bourbons, le moral de l’armée, comme on dit, était excellent.

Il n’était pas du tout improbable que Jean-Baptiste n’arrivait, grâce à Horace, à franchir l’abîme que la Restauration avait creusé entre le corps des sous-officiers et les grades supérieurs. Il était du bois dont on avait fait tant de généraux et de maréchaux d’empire, et avait trop de ressources dans l’esprit pour ne pas arriver à un tel enthousiasme pour la gloire et la discipline qu’il en eût réprimé tout frisson nerveux, et ce fut procuré cette ivresse de bataille, qui fait les actions d’éclat. Il avait la grande conception de l’ordre, les qualités négatives nécessaires, une bonne opinion de lui-même susceptible de s’étendre à souhait… Il était donc très-apte à faire un officier supérieur, voire même un général. Mais, comme il arrive quelquefois, ce furent les qualités mêmes qui devaient le faire réussir qui causèrent sa perte. La vie humaine d’à présent appartient davantage aux hasards des circonstances qu’au calcul des probabilités. C’est pourquoi une certaine élasticité de conscience est si utile à qui veut sûrement parvenir. Brafort ne l’eut pas ; honneur à lui ! Chaque être humain a son heure ; la niaiserie est sublime parfois.

On connaît le culte de notre héros pour l’ordre, pour la discipline, qui en procède, et pour la consigne, qui résulte de toutes deux. Pendant un séjour que son régiment fit en Castille, aux environs de Madrid, Jean-Baptiste se trouva chargé de garder, avec une petite escouade, un château seulement habité par des femmes et qui s’était soumis sans résistance aux Français. Il accomplissait sa mission avec son zèle ordinaire, tout en se permettant, à part du service, de lancer quelques soupirs à l’adresse des brunes beautés commises à sa garde. Souvent, dans la journée, les officiers français venaient au château, où ils étaient courtoisement reçus et même quelquefois retenus à dîner. Le maréchal des logis lui-même, en l’absence de ses supérieurs, était l’objet de mille attentions aimables, dont il faisait, ma foi ! le thème de ses rêveries, estimant qu’un garçon aussi bien tourné que lui valait tout au moins un colonel de quarante-cinq ans.

Un soir qu’il faisait sa ronde, occupé de ces douces pensées, tortillant sa moustache et fredonnant un de ces airs dont le refrain entrelace les myrtes de l’amour aux lauriers de la gloire, Brafort vit au milieu du crépuscule une forme opaque se glisser du côté le plus favorable à l’escalade du château.

— Qui vive ? cria-t-il aussitôt.

L’ombre au lieu de fuir s’approcha rapidement.

— Au large ou je fais feu !

— Chut ! je suis ton colonel.

— Ah ! c’est différent. Pardon, colonel ! mais le mot d’ordre ?

— Le mot d’ordre… Va-t-en au diable ! Je ne le sais plus. Mais laisse-moi passer, je te l’ordonne.

— Mon colonel, j’entends bien que c’est votre voix ; mais je peux me tromper. Et puis la consigne veut que personne ne passe sans mot d’ordre. Quand vous l’aurez dit, vous passerez. Je ne puis pas manquer à mon devoir.

— Mitraille et tempête ! je suis ton supérieur et je te commande. Obéis !

— Mille pardons, colonel ; mais je dois obéir avant tout à la discipline, qui est notre maîtresse à tous deux.

— Misérable imbécile ! je te f… aux arrêts. Retire-toi !

— N’avancez pas d’une ligne ! Ou je tire !

Au bruit des voix, les hommes de garde arrivèrent. Le colonel avait ses raisons pour n’être pas vu ; il se retira, on devine dans quelle épouvantable colère. Le maréchal des logis ne fut pas mis aux arrêts ; on le changea seulement de poste. Mais à dater de ce moment, la carrière du jeune sous-officier fut terminée, du moins quant à l’avancement ; car, au point de vue des ennuis du service, des corvées sans profit et de toutes les tracasseries dont un supérieur militaire peut accabler son inférieur, Jean-Baptiste fut amplement pourvu.

— Mais enfin vous aviez reconnu la voix du colonel ? disais-je plus tard à Brafort, lorsqu’il me racontait cette histoire.

— Assurément, j’étais bien persuadé que c’était lui quoiqu’il ne fut pas en uniforme, et même je voyais aux fenêtres du château une petite lumière qui en disait long ; mais je ne devais laisser passer qui que ce fût, qui que ce fût, entendez-vous, sans mot d’ordre. Un soldat n’a que sa consigne. C’est à la lettre qu’il doit obéir, les instructions le portent. Sans cela, tantôt pour une raison, tantôt pour l’autre, les choses en viendraient au point qu’il n’y aurait plus de discipline. On n’interprète pas un ordre, on l’exécute.

— C’est… machinal…

— Machinal, soit ; mais c’est comme cela. Ah ! poursuivait-il avec une grimace de satisfaction en mettant les deux mains dans les poches de son pantalon et en arpentant son petit salon d’un pas plus ferme, c’est comme cela ! Machinal, oui ; mais c’est l’idéal du soldat. Tot capita, tot sensus, vous savez ; l’anarchie est la perte des États, à plus forte raison, des armées. Je sais que cette aventure a brisé ma carrière, car j’étais en passe de devenir sous-lieutenant, et pourquoi pas général comme un autre, comme Bugeaud, par exemple, que j’ai connu ? Eh bien ! — et il redressait avec fierté son dos un peu courbé et sa tête blanchie, — je ne m’en repens pas, et ce serait à refaire que je recommencerais.

Fatigué de déboires, à la fin de 1824, après le retour d’Espagne, Brafort demanda un congé de six mois, qu’il obtint et qu’il alla passer à Paris. Il fit aussi un court séjour à Laforgue. Là il entendit parier encore de l’enlèvement de Noelly. Les de Labroie se trouvant alors au château, Brafort chercha vainement à voir le beau-père de Jacques ; il ne put y arriver, et on l’assura que le vieillard serait inflexible ; il avait même adopté un neveu qu’il destinait à le remplacer. Pour les jeunes époux, le bruit public était qu’ils vivaient misérablement en Angleterre, et que, signe évident de la colère céleste, ils avaient perdu leur premier enfant.

Chez monsieur Renoux, où Maximilien se trouvait en passage, Brafort avait été reçu en ami. Comme toujours, il admira la supériorité de son ancien camarade. Maximilien, qui mettait sur ses cartes : Maxime de Renoux, vêtu avec une élégance jusque-là inconnue à Laforgue, était alors étudiant en droit. Il parlait familièrement des grands personnages d’alors, et possédait le dernier mot de toutes choses à Paris et en Europe. Il eut la bonté de continuer à tutoyer Jean-Baptiste, qui lui répondait : monsieur, et le railla fort de sa conduite vis-à-vis du colonel, à qui, disait-il, Brafort eût dû plutôt faire la courte échelle.

— Et il l’aurait rendu cela, pauvre niais ! ajoutait-il en frappant sur l’épaule de Jean-Baptiste. Ne faut-il pas s’entr’aider en ce monde ? Et les petits ne sont-ils pas trop heureux quand ils peuvent passer avec les grands de ces marchés-là ?

— Mais la consigne, murmurait Jean-Baptiste, qui n’osait insister plus haut, mais dont la conscience tenait bon.

— Allons, poursuivait Maxime, si jamais nous nous rencontrons en des circonstances pareilles, c’est moi qui me charge de ton avenir, et tu n’y verras que du feu, je te le promets.

Ce jeune esprit parlait en maître ; il sentait sa destinée.

Il va sans dire que Jean-Baptiste alla visiter la Prairie