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mit à construire laborieusement sa défense… Les coups du fusil se rapprochaient.

» Des coups de fusil ! Ah çà ! mais ils ne finiront donc pas, ces gredins ! Ils veulent apparemment compromettre tout le monde. Faire de pareilles choses ! Brrr ! Comme si la parole se suffisait pas pour s’entendre. Non, jamais il n’aurait cru… il n’avait pas compris cela du tout… mais du tout… Ah ! s’il avait su !… »

La fusillade se rapprochant encore, il pensa qu’après tout peut-être l’insurrection pourrait triompher, et alors, ma foi ! c’est nous qui serions les maîtres ! Eh ! eh ! c’est nous qui nous ferions faire place alors par ces maréchaux, ces ducs, ces pairs ! Ôtez-vous de là, qu’on s’y mette. Lafayette serait au gouvernement, et ceux qui auraient travaillé à la délivrance de la patrie auraient droit à sa reconnaissance, parbleu !…

En apprenant que l’émeute était réprimée, il retomba dans toutes ses terreurs. Il ne put alors s’empêcher d’exprimer hautement son indignation, et certainement elle était sincère. Il en voulait vivement à ces maladroits, à ces furieux qui se soucient bien de compromettre les autres et de verser du sang. Le soir, tandis que sa mère inquiète attendait son second fils, un mystérieux émissaire vint avertir que Jacques était caché dans telle maison, où il attendait son frère.

— Blessé ! ajouta-t-il à l’oreille de Jean-Baptiste.

Celui-ci oublia ses craintes personnelles à cette confidence et courut au lieu fixé. La blessure de Jacques heureusement n’avait rien de sérieux. Quand Jean-Baptiste en fut convaincu, il éclata en reproches. Jacques le traita de renégat. Ils se séparèrent fort irrités. Le lendemain, ce fut bien autre chose. En entrant dans la boutique, Jean-Baptiste trouva son associé tout bouleversé d’inquiétude et de soupçons. On était venu faire chez lui une perquisition, et l’on s’était enquis des faits et gestes de Jean-Baptiste.

— Si je croyais que vous vous mêlez de complots contre l’État, je vous dénoncerais moi-même, s’écria monsieur Bavel, en homme qui ne plaisante pas avec la faillite.

Ce fut alors qu’abîmé de terreurs et de remords, Jean-Baptiste se fit à lui-même le serment de rester toujours inébranlablement fidèle à la cause de l’ordre, représentée, sous quelque nom que ce fût, à quelque titre et de n’importe quelle manière, par le gouvernement établi. Serment qui, pour être moins héroïque que celui d’Annibal, n’en fut pas moins scrupuleusement tenu.

Comme pour rendre l’impression plus ineffaçable, pendant quelque temps, autour de la boutique du quincaillier, on vit roder, — malice peut-être du mouchard, ami de Jean-Baptiste, des agents de police au regard soupçonneux. Scandale de quartier, que la paroisse, ennemie désormais des deux associés, ne manqua pas d’exploiter. Aucune dévote ne mit plus le pied dans la boutique. Monsieur Bavel, qui depuis longtemps n’allait plus à la messe qu’avec sa femme, était mécontent. Les choses allaient mal.

Il existait alors un telle confraternité entre les conspirateurs, qu’ils se protégeaient par la discrétion la plus inviolable, aussi bien que par le dévouement le plus actif. Sauf le cas d’arrestation en flagrant délit ou les trahisons de la police, on pouvait, après avoir pris les armes, reparaitre chez soi tranquillement. Jacques, guéri au bout de dix jours, rentra à l’atelier en donnant une maladie pour motif de son absence. Il avait un certificat de médecin. On l’arrêta ; vingt témoignages prouvèrent son alibi ; il dut être relâché.

Il vint embrasser son frère, oubliant leur fâcherie, et il fut bien reçu, mais ne retrouva plus son complice. Avec tout le calme d’une résolution inébranlable, Jean-Baptiste lui déclara que ses goûts, ses intérêts, son respect de l’ordre, l’éloignaient désormais de complots qui avaient pour but de fomenter des révoltes et de mettre en danger la fortune et la vie des citoyens, que désormais il ne remettrait plus les pieds dans une vente. Le jeune républicain épuisa vainement les arguments, l’emportement, les prières.

— Mais, malheureux ! s’écria-t-il enfin, si tu abandonnes notre cause, je ne puis répondre de la vie !

Jean-Baptiste n’avait pas encore pensé à cela ; il frémit. Bien qu’exagérée, la chose ne manquait pas de fondement. On en était encore aux souvenirs antiques ; Harmodius et Aristogiton, Brutus et Cassius, figuraient fréquemment dans les discours ; mort aux traîtres ! était un des mots qui revenaient le plus fréquemment sur les lèvres des conjurés, et, comme toujours, le soupçon était une preuve de patriotisme dont on abusait. Heureusement, ainsi que l’avait si bien senti Jean-Baptiste pendant l’émeute, il y a encore plus loin des paroles à l’acte que de la coupe aux lèvres, et les mœurs de l’époque atténuaient grandement ces anachronismes. Jean-Baptiste toutefois était trop intéressé dans la question pour ne pas croire au danger. Ses tourments en furent au comble ; mais, s’il avait la prudence peu héroïque, cependant il n’était point lâche ; il n’essaya pas de louvoyer. Il avait fait son serment à l’ordre ; il résolut de le tenir.

Au milieu de ces perplexités, un autre coup vint l’accabler doublement : il perdit sa mère.

La pauvre femme n’avait jamais pu s’acclimater à Paris. Plus paisible dans son intérieur qu’elle n’avait jamais été, heureuse par l’affection de Jacques, par la confidence de ses amours, les rêves qu’ils faisaient ensemble et les tendres attentions de ce cher fils, elle n’avait pu dominer cependant le malaise que lui causait le milieu nouveau où elle se trouvait transplantée. Les bruits de la rue l’étourdissaient, la terrifiaient même. Elle avait mille saisissements sans cause raisonnable, ses habitudes rompues lui manquaient à un point que peuvent seuls connaître ces êtres peu cultivés dont les habitudes sont la vie ; elle ne put s’en refaire d’autres ; tout ce peuple de fournisseurs, âpre, gouailleur, trompeur et souvent brutal, contre lequel elle avait à défendre son petit pécule, lui causait une aversion et une crainte extrêmes ; elle avait peur des voitures dans la rue et des gamins qui la raillaient, à cause de sa coiffure berrichonne, que jamais elle n’avait voulu quitter. L’air enfin manquait à son sang de paysanne. Elle souffrit sans se plaindre et mourut presque subitement.

Cette mort livrait Jean-Baptiste à la conscription deux mois avant le tirage. La mauvaise chance depuis quelque temps le poursuivait. Il amena le numéro 3. Qu’allait il faire ? Se racheter. Mais c’était retirer une forte somme — relativement — du petit apport fait à son associé, qui réclamait et menaçait de rompre le contrat. C’était rester, pour avoir à recommencer péniblement une autre carrière, avec un capital trop faible pour suffire à rien de sérieux. Mal vu de l’Église, soupçonné par les carborani, surveillé par le gouvernement, en mauvais termes avec son patron-associé, Jean-Baptiste préféra rompre avec tant d’ennuis et d’inquiétude, que son imagination d’ailleurs exagérait. Laissant aux soins de son associé la petite somme sept mille francs, qu’il avait engagée dans leur commerce, il résolut de « servir la patrie. » N’était-ce pas la carrière que son père avait autrefois désirée pour lui, et sur laquelle ils avaient bâti ensemble tant de rêves ? Il est vrai que les temps avaient fort changé. Le métier n’offrait plus de dangers, mais encore moins d’avancement, surtout pour un roturier. Malgré cela, Jean-Baptiste fonda sur son instruction de grandes espérances ; il était impossible qu’il restât longtemps simple soldat ; son mérite et sa bonne tenue le feraient assurément distinguer ; la guerre enfin pouvait se déclarer. Il y avait sur ce point dans l’esprit de notre héros, une certaine confusion qu’il ne cherchait pas à éclaircir. Au fond, l’idée que les boucheries de l’empire n’étaient plus à craindre et qu’il ne s’agissait que de mener la vie de garnison, n’avait pas peu contri-