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blement belle, Noelly. Comment se faisait-il qu’il reconnût cette vérité pour la première fois ? Ce n’est pas qu’il ne le sût déjà en lui-même, seulement il ne se l’était jamais dit. Et maintenant cela le bouleversait, il en avait le cœur serré d’un bonheur immense et d’une étrange douleur, et tout à coup il se sentit furieux contre Jean-Baptiste et s’avança sur lui en criant :

— Va-t-en !

Jean-Baptiste, qui riait de la question de Noelly à son frère, prit alors un air tragique et demande de quel droit on le chassait.

— Jacques, dit Noelly, tu as tort de parler ainsi à ton frère.

— On se tutoie, dit Jean-Baptiste d’un air impertinent.

— Tais-toi ! s’écria Jacques, levant le bras avec menace.

Noelly se jeta dans les bras de son ami.

— Ne le frappe pas, je ne veux pas que tu le frappes ; je ne te savais pas si méchant. Moi aussi, il me fâche et me fait de la peine ; mais laisse-le, qu’il s’en aille.

— Mademoiselle, dit Jean-Baptiste, je me retire devant votre désir et non devant des menaces. Mon intention n’est point de troubler vos amours et je garderai votre secret.

Il partit en effet sur ces mots ; presque aussitôt Noelly poussant un cri étouffé, s’arracha tremblante des bras de Jacques et prit en courant la route du château.

Seul, sur le banc où les avait surpris Jean-Baptiste, la tête dans ses mains, Jacques sentit, avec une ivresse mêlée d’indignation, que le plus profond sentiment de son âme venait d’être dévoilé par une main brutale. Cette grande révélation de l’amour l’inondait, l’éblouissait. Il se sentait surchargé tout à coup d’une vie immense, et, si jeune, à moins de seize ans, c’est à peine s’il pouvait croire à tant de puissance, à tant de bonheur !… Un Dieu, comme disent les anciens, était en lui, et cette divinité qui le remplissait, il eût voulu pouvoir se prosterner devant elle. Ah ! mais c’était elle, Noelly, sa divinité, le but, le charme de tout son être ! Elle n’était plus là ! Elle s’était enfuie, blessée par un être impie. Car le mot sacré d’amour qu’elle et lui devaient seuls se faire entendre, venait d’être jeté entre eux comme un outrage. On était venu grossièrement avancer l’heure où d’eux-mêmes ils auraient senti qu’ils étaient amants et se le seraient avoué dans leur langue à eux, soupir, mot ou regard. On leur avait empoisonné les joies de l’aveu par la honte de l’insulte.

Aussi passait-il des souffrances du ressentiment aux ravissements de l’amour. Et puis il songeait que Noelly pleurerait peut-être. Elle souffrante, fâchée, mon Dieu !

De peur d’écraser Jean-Baptiste, il n’osa rentrer à la maison que longtemps après, et quand son frère le sourire aux lèvres, l’aborda, il lui tourna le dos brusquement, ce qui parut à Jean-Baptiste du plus mauvais caractère. Ne s’était-il pas conduit galamment ?

À dater de ce jour, la mésintelligence qui, en raison de la différence de leurs caractères, avait toujours existé entre eux, s’accusa plus nettement. Jacques avait la rancune persistante des natures fortes et sensibles, et Jean-Baptiste, qui en qualité d’aîné revendiquait la confiance de son frère, commença à se plaindre amèrement de ne point la posséder.

Le lendemain, au rendez-vous habituel, Jacques ne trouva pas Noelly. Quelle journée ! quelle attente ! que de suppositions ! de terreurs !… Le jour suivant, elle n’y était pas encore. Il poussa dans le pare, en désespéré, plus loin qu’il n’osait le faire d’habitude, et la vit enfin, de loin, qui marchait d’un pas indécis en regardant du côté par lequel il devait venir. Quand il courut vers elle, tremblant de joie et de crainte, comment put-elle fuir ?… il est vrai qu’elle n’alla pas loin, et qu’il l’atteignit bien vite. Mais alors ils n’osèrent plus se regarder qu’à la dérobée, et, se tenant la main, ils marchèrent côte à côte sans se parler.

— Tu ne m’aimes plus, Noelly ? dit enfin Jacques, d’une voix brisée.

Elle rougit, ne put répondre, et se jeta dans ses bras en pleurant. Ce baiser fut leur aveu.

— Ah ! Noelly, ne me fuis plus, ne me fuis jamais, dit Jacques ; je ne puis vivre sans toi !

— Ni moi sans toi, lui répondit-elle ; mais… j’ai peur à présent… ce n’est plus comme autrefois.

— Peur ! Oh ! ma chère âme, pourquoi ?

— Mon Dieu, dit-elle en appuyant sa tête sur l’épaule de Jacques et fermant à demi les yeux, c’est vrai que nous nous aimons d’amour ?

— Vrai ! mille fois vrai ! s’écria-t-il, en l’étreignant sur son cœur. Nous serons mari et femme, et nous passerons ensemble toute notre vie.

— Oui, mais nous sommes trop jeunes pour nous marier, dit-elle après un silence ; d’ici-là que dira-t-on ?… J’ai peur que ce soit mal, Jacques. J’ai entendu mépriser des femmes, parce qu’elles avaient un amant. Eh bien ! comme cela, moi, j’aurais donc un amant, et les hommes pourraient me parler et me regarder comme a fait l’autre jour ton frère.

Elle se reprit à pleurer à ce souvenir, et s’il n’eut pas de peine à la consoler, — car au fond le bonheur, dans cette jeune âme, était bien plus vif que la crainte, — cependant il ne put effacer entièrement la vague inquiétude qui l’obsédait. Elle disait ;

— Vois-tu, j’ai quinze ans à peine, je n’ose demander conseil à personne et je n’ai plus ma mère.

Puis, à un autre moment :

— Si l’on venait à me mépriser, que ferais-tu ?

— Je t’adorerais, moi.

— Tu aurais beau faire, va, cela te rendrait malheureux.

Plus éclairé qu’elle sur le sujet de ses craintes, Jacques, bien qu’enivré d’amour, fut assez consciencieux pour ne pas trop les combattre. Ils se rencontrèrent moins souvent et avec de plus grandes précautions. Sauf le désir de se voir sans cesse, qui ne pouvait être satisfait, ils étaient délicieusement heureux ; sans le vouloir, à force de véritable amour et de pureté, ils ménageaient leur bonheur comme des avares, et, s’étant dit qu’ils ne pouvaient guère se marier qu’à vingt ans, ils attendaient. C’était long ; mais ils s’aimaient tant.

Ils s’aimaient tant ! C’est le raisonnement contraire qui généralement a cours. Mais il n’en est pas plus juste. L’impatience de la possession, dont tant de femmes sont sottement fières, implique l’insuffisance des autres bonheurs ; sans doute, cette impatience a droit de se produire à son heure, mais, trop prompte, ne révèle-t-elle pas cette sorte d’amour qui n’a point d’autre souci ? Et si le développement de chaque chose en ce monde est proportionnel à sa durée, plus tard naît cette impatience, plus l’amour doit être jugé durable et profond. Tel était celui de ces enfants, Il s’accordait bien mal avec les traditions de l’Empire, continuées sur ce point sous la Restauration, et qui ne sont point, hélas ! effacées ; mais il y a toujours çà et là des êtres qui vivent en dehors de leur époque, dans l’éternité du vrai.

Pour Jean-Baptiste, il se se prit à courtiser une petite bergère dont le pâturage avoisinait la prairie, et, comme sa grande qualité à lui était au contraire d’être tout à fait de son époque, il se montra si conquérant, que la petite, effrayée, demanda protection à ses parents. Ceux-ci prièrent le garde champêtre de garder son propre troupeau, et Jean-Baptiste fut semoncé paternellement… au point de vu du savoir faire et de la prudence.

La leçon lui profita ; car deux mois plus tard, il était l’amant heureux d’une femme de Laforgue, qui avait un mari et cinq enfants. Évidemment ici Jean-Baptiste ne joua le rôle de séducteur que par pure bonne volonté. Il s’efforça de croire cependant qu’il avait fait oublier des devoirs ; l’amour-propre, ses dix-huit ans et les poëte latins l’y aidèrent. Si peu rêveur soit-on, la jeunesse