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— Eh bien ! est-ce qu’il fera quelque chose, celui-là ? dit le père tout étonné.

Jean-Baptiste avait le premier prix de lecture et celui de bonne conduite. Il conservait sa suprématie ; mais, à partir de ce jour, l’inquiétude d’être dépassé par son frère lui fut un stimulant de plus. Ce n’était guère la peine avec un irrégulier tel que Jacques. Dès qu’il sut lire, la lecture devint ses délices et la passion pour laquelle il négligea tout le reste. Il emprunta des livres à son maître, qui les lui laissa prendre sans trop de choix. Tragédies, histoires, épopées, Jacques dévorait tout, et son bonheur, le dimanche, était d’en lire à sa mère de longs passages, assis près d’elle dans un coin de la prairie, ou l’hiver près du feu, quand ils étaient seuls.

Pendant ce temps, Jean-Baptiste acquérait une bonne écriture, se cassait héroïquement la tête sur la grammaire, faisait ses quatre règles, tenait ses cahiers bien propres, était moniteur, et partageait régulièrement la croix de mérite avec son camarade de la minorité. Pourtant, comme la perfection n’est pas de ce monde, il faut avouer que hors de l’école, grâce à la mauvaise compagnie qui l’entourait, notre héros courait plus d’une escapade. Dans les champs ou dans les vergers voisins parfois, la rencontre de poires plus ou moins mûres ou d’un pommier rougissant, le rangèrent au nombre des coupables que leur père avait charge de punir. Heureusement le hasard, la prudence humaine ou la Providence, épargnèrent à Jean Brafort l’épreuve de Brutus, et à son fils une honte, un désespoir qu’il aurait eu peine à supporter. Ce ne furent là d’ailleurs que de passagères faiblesses, et qui étaient si peu dans les habitudes de ce caractère que, plus tard, à l’âge d’homme, au lieu d’en plaisanter comme d’autres, Brafort souffrait de se les entendre rappeler. Nous l’avons vu rougir et perdre contenance des plaisanteries d’un vieux camarade à ce sujet, tant il avait de respect ou pour mieux dire, de susceptibilité à l’égard de ce qui concerne la probité. Il n’admettait point en ceci de petits côtés ni de petites infractions, et s’y montrait d’un rigorisme absolu.

Mais quant aux rixes et querelles entre camarades, ou même à l’égard de certaines gens mal vus des autorités ou du public, Jean-Baptiste ne s’en faisait faute. Il n’était pas précisément courageux, mais il voulait l’être. Il n’eût pas été de son temps si le point d’honneur n’avait eu sur lui beaucoup d’empire. À cette époque, dans toute la France, on entendait parler que de batailles. Être le plus fort et le plus vaillant constituait le mérite suprême. La population qui grandissait se modelait sur son aînée, et tout le monde se laissait griser par les bulletins au style héroïque qui apprenaient à la France ses victoires, en lui taisant de combien de sang elle avait diminué sa vie, de combien de vaincus s’était accru le nombre de ses ennemis. Bon gré, mal gré, moins assurément pour le plaisir que pour absolument comme l’autre, la petite humanité guerroyait, s’assommait et se criblait de horions. Plus d’une fois, Jean-Baptiste rentra au logis avec des bosses à la tête ou les oreilles déchirées. La mère ne grondait bien fort que si les vêtements étaient en lambeaux. Le père se faisait raconter la lutte, épousait la querelle de son fils et disait :

— Une autre fois, tu t’arrangeras pour être le plus fort. Il ne faut jamais souffrir d’avoir le dessous. Tu dois te venger.

Jacques aussi se battait. Dans les guerres civiles, il est malaisé de rester neutre. Mais il s’attira quelquefois de véhéments reproches de son frère, pour n’avoir pas combattu dans les mêmes rangs.

— Tu avais tort, alléguait Jacques.

Sur cette réponse, Jean Brafort déclara que son fils cadet avait décidément le cœur mal placé et ne ferait jamais un bon patriote.

— Les siens avant tout, le reste après. On n’a pas besoin de te dire cela à toi, ajouta-t-il en tirant paternellement les cheveux de son favori.

Lors de sa première communion, Jean-Baptiste fut exemplaire. D’abord il savait sur le bout du doigt son catéchisme ; dès que le curé appelait son nom, et il l’appelait le premier, Jean-Baptiste se levait d’un air docte, le buste et la tête en arrière, récitait de voix haute et ferme sans manquer d’un iota, et se rasseyait noblement au milieu du silence admiratif de ses condisciples. Il servait aussi la messe comme les enfants de chœur. Mais, pour Jacques, le catéchisme l’ennuyait, et il le laissait bien voir, oubliant toujours de l’apprendre. Un jour néfaste, dans un accès de franchise, il mit le comble à la mauvaise réputation dont il jouissait déjà, en déclarant qu’il n’aimait pas le bon Dieu.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est méchant.

Sur cet horrible propos, Jacques fut déclaré indigne de la sainte table et renvoyé à l’année suivante pour sa conversion.

Beaucoup pensèrent qu’un exorcisme au préalable serait nécessaire. La pauvre mère elle-même ne sut que penser de son cher enfant, par la bouche duquel évidemment le diable avait parlé.

Vingt ans après, quand il était question de Jacques au pays, les dévotes de Laforgue rappelaient encore, en se signant, ce souvenir.

Et pourtant, disons-le tout de suite, si la première communion de Jean-Baptiste fut correcte, celle de Jacques, l’année d’après, fut des plus édifiantes. Par le fait seul de la grâce et des instructions du curé, l’exorcisme avait eu lieu. Ce fut avec une ferveur passionnée, timorée de scrupules, le visage couvert de larmes, et tout tremblant, que Jacques, l’ancien possédé, reçut a son Dieu. » Fière de son ange aux cheveux blonds, madame Brafort pleurait en l’embrassant.

— Drôle de garçon ! disait le père, tantôt le pis et tantôt le mieux, toujours blanc ou noir. Jean-Baptiste a plus de tenue ; il est né tout fait celui-là ; c’est déjà un homme.

Parmi la jeunesse de Laforgue, en effet, Jean-Baptiste comptait comme un personnage. À la distribution des prix, jour enivrant, point radieux vers lequel gravitaient ses efforts de toute l’année, il remportait régulièrement les prix d’écriture, de récitation, d’orthographe et de bonne conduite. Jacques eut une fois le prix d’histoire, une autre fois celui de géographie ; et c’était sa faute, s’il n’en avait pas davantage, car son intelligence était prompte et vive, tandis que son frère aîné rachetait un peu de lenteur d’esprit par une application soutenue et, il faut le dire aussi, par une excellente mémoire.

À douze ans, Jean-Baptiste était un gros garçon, brun, yeux gris saillants, front rond, nez aquilin, bouche moyenne, l’air bon enfant, quoique un peu chargé de suffisance ; mais, quand l’homme se prend au sérieux, qui ne pardonnerait à l’enfant cette naïveté ? Né parmi les tuteurs de la société, moniteur de sa classe, pénétré des grands principes que lui avaient inculqués, au double point de vue spirituel et temporel, son père, d’un côté, son curé, de l’autre, sans compter le respect de la tradition classique puisé chez le maître d’école, Jean-Baptiste ne possédait-il pas déjà, par voie d’héritage, toutes les certitudes nécessaires, tout le principe du savoir ? On serait satisfait à moins ; Jean-Baptiste l’était. Son aptitude en ce monde était non pas de douter, mais de croire, et, — sauf quelques velléités passagères, plus tard, à l’époque où la fougue de la jeunesse défie toute stabilité, il y resta fidèle.

Sa faconde ne cédait que devant un seul personnage, outre ses supérieurs, bien entendu, à l’égard desquels il fut toujours obéissant et respectueux. C’était Maximilien Renoux, le fils du notaire, qui pourtant avait deux ans