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ple du devoir, lorsqu’en qualité de représentant de la loi, Jean Brafort se montrait inflexible pour les délinquants ; tantôt par l’aimable gaieté qu’il montrait, le verre en main, et les plaisanteries un peu salées qu’il se plaisait à adresser aux fillettes, ou enfin par les aphorismes qu’il émettait souvent sur les choses de ce monde, en parcourant sa commune avec Jean-Baptiste, disciple attentif.

Il faut pourtant que tu saches lire et écrire, dit-il un jour à l’enfant, quand celui-ci eut neuf ans. Notre glorieux empereur a dit : « Tout soldat qui sait lire et écrire a dans son sac un bâton de maréchal. » Ça n’est pas à dédaigner, hein ! qu’en dis-tu ? Si ça continue du même train, comme il nous reste encore à prendre l’Angleterre et la Russie, il est clair que tu partiras comme les autres. Hum !… Enfin, c’est beau de servir la gloire et l’empereur. Eh bien ! faut que tu ailles à l’école. Je vas parler de toi au magister, et je ne serai pas fâché que tu reçoives des leçons d’un ancien noble ; car j’espère que tu vas bien étudier pour leur prouver qu’on peut s’appeler Brafort et être aussi savant qu’eux.

— Et Jacques ? dit la mère, quand elle entendit parler de ce projet.

— Jacques ? répliqua le père d’une voix dure. Bah ! une fille n’a pas besoin d’apprendre. Tu lui enseigneras la couture, ça sera bien assez bon pour lui, et, quand il ira à l’armée, on le mettra dans les tailleurs. Pour Jean-Baptiste, c’est un vrai gars, celui-là ; il deviendra maréchal.

— Jacques n’est pas une fille, reprit la mère un peu tremblante du courage qu’elle déployait en moment par son insistance ; il aura besoin, comme son frère, de savoir lire. En les envoyant tous deux, le maître nous fera une diminution.

Ce dernier argument toucha Jean Brafort, mais il affecta de ne pas s’y rendre. Cependant, huit jours après, il annonça que les deux frères iraient à l’école, parce que le maître l’avait demandé, et que ça ferait perdre à Jacques l’habitude de se pendre aux jupes de sa mère.

Le maître d’école était effectivement un ancien noble, déjà ruiné avant la Révolution, mais qui avait eu dans sa jeunesse ure éducation assez complète et libérale, ses parents étant du parti des philosophes et de l’Encyclopédie. Il n’avait donc point émigré, s’était fait républicain et maître d’école, tenait comme son père, quoique plus faiblement, pour d’Alembert, Voltaire et Montesquieu, et possédait une bibliothèque remplie des ouvrages des xviie et xviiie siècles. Le village de Laforgue et quelques hameaux voisins lui envoyaient, sur une centaine d’enfants de huit à quinze ans, une douzaine d’élèves. C’était bien loin du plan républicain ; mais l’empire avait coupé court à ces fantaisies, n’ayant pas besoin d’idéologues, mais de soldats. Puis, lorsqu’on avait au moins une chance sur deux d’être emporté par un boulet, cela ne valait vraiment pas la peine d’apprendre à lire. Ces douze élèves qui payaient, selon leur force, dix sous, vingt sous ou trente sous par mois, composaient le plus clair du revenu du maître d’école, à qui la commune fournissait à peine le logement. Les deux élèves de plus qu’offrait Jean Brafort furent donc très-bien venus, et l’ancien gentilhomme s’en chargea pour toute l’année, sauf le temps des foins, pour vingt sous par mois.

À l’école, Jean-Baptiste justifia les espérances et même la prédilection de son père. Les commencements toutefois furent difficiles ; à ce petit garçon élevé jusque-là en plein air et dont l’attention ne s’était jamais dirigés que du côté où le désir l’appelait, ces caractères noirs à déchiffrer parurent autant d’instruments de torture ; mais, excité par l’amour propre, par les ordres de son père et par un sentiment du devoir qui lui était naturel, il s’appliqua de toutes ses forces, et se signala du moins, dès le premier jour, par sa ponctualité, sa bonne tenue et son obéissance. Le maître tout d’abord le classa parmi les bons. Ce parti composait une minorité plus recommandable par la valeur que par le nombre. Ils étaient deux.

Le second n’était pas Jacques. Il avait pleuré d’aller à l’école, soit par ennui de quitter sa mère, soit par effroi de l’inconnu. Cette répugnance, qui n’était d’abord qu’un préjugé, devint, dès les premières leçons, une antipathie convaincue. Jacques, forcé de subir le joug prit le parti que tous les enfants prennent en pareil cas ; il protesta par la force d’inertie. Sous l’empire de la terreur que lui inspirait la planchette, autrement dit férule, moyen suprême d’inculquer la science, qui se pratiquait encore sous l’empire, et plus tard, il répétait d’une voix lamentable le b, a, ba, tout en songeant à sa maisonnette, à sa mère, à son oiseau, aux incidents du chemin, à tout ce qui riait ou chantait dans les haies, dans les bois et dans les prés ; si bien que la chose se bornait à un exercice de larynx et n’avançait nullement son érudition. Un jour que le maître lui faisait dire e, o, u, cou, il répéta fort innocemment coucou, ce qui fit éclater de rire toute la classe et servit longtemps après de stimulant à des rires nouveaux. Ce fut alors que Jacques et la planchette firent connaissance l’un de l’autre, et que, retirant sa main, rouge et gonflée du coup, les yeux pleins de larmes, le cœur révolté, l’enfant sortit résolument de l’école, et alla dire à sa mère qu’il n’y voulait plus retourner. C’est alors qu’il fallut voir se déployer la haute énergie du père Brafort. Il reconduisit le délinquant par l’oreille, de la prairie à l’école, pendant une demie-lieue de chemin, le jeta dans un coin, tout épuisé de sanglots et de colère, et s’en alla en disant au maître d’école : « Il faut enchainer ce déserteur ! » Et, malgré les larmes de sa mère, Jacques fut mis au pain et à l’eau pendant trois jours.

Tout cela rehaussait par comparaison les mérites de Jean Baptiste qui, bien que plaignant son frère, car il n’était pas méchant, ne pouvait s’empêcher de savourer les triomphes de ce rôle d’enfant sage et plein d’espérance, dont il tenait l’emploi. Il lut ses lettres, et les syllabes de deux et trois lettres, au bout d’un mois.

C’était beau. Le système produit souvent des résultats beaucoup moindres. Dès la première année, Jean-Baptiste eu la croix de mérite, et le jour où l’instituteur, devant toute la classe, la lui attacha sur la poitrine, fut, — il nous l’a dit souvent, le plus heureux de sa vie. Il revint chez lui le soir en traversant le village, les yeux baissés, mais le buste fièrement cambré sous sa croix, le cœur palpitant du bonheur de la montrer à son père. Même, il nous avouait plus tard avoir pris le plus long chemin, qui était la rue principale du village, et pendant ce récit, qu’il faisait en souriant, à chaque fois, les yeux du vieillard devenaient humides.

Jacques faisait l’école buissonnière. Il y avait longtemps que sa pauvre mère était venue en cachette prier le maître d’école de n’avertir qu’elle de ses méfaits. Le brave homme, qui avait lu d’Holbach et Rousseau, et qui n’avait pas la conscience bien tranquille sur ses procédés, lui accorda volontiers cette grâce.

— Laissons, dit-il, agir la nature. Six heures d’étude par jour pour un garçon de sept ans, c’est peut-être un peu trop. Il deviendra sage en grandissant.

Jean-Baptiste eut à ce propos son premier cas de conscience. La faiblesse de sa mère à l’égard de Jacques et cette dissimulation à l’égard du chef de famille lui paraissaient fort coupables. Devait-il avertir son père Il soumit la chose à son confesseur, qui lui conseilla l’abstention et semonça lui-même madame Brafort. Jacques vit un jour pleurer sa mère, et apprit qu’il était la cause de son chagrin. Alors il se pendit à son cou, sanglota, promit… et deux mois après eut le deuxième prix de lecture de la troisième classe.