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bon usage, car c’étaient des gens si pauvres et si idiots, qu’ils avaient besoin d’être conduits et ne pouvaient se passer de maîtres. Mais enfin, puisqu’ils en voulaient tant de la liberté, qu’on leur en donnât un peu, à condition qu’ils restassent respectueux et fissent leurs corvées. Mais toucher aux droits acquis !… jamais ! Pour cela, c’était une infamie, un pillage, une œuvre de gueux et de scélérats !

Plus tard cependant, quand les bons seigneurs eurent pris la fuite, que les décrets se rendirent au nom de la nation, que la force fut bien décidément du côté révolutionnaire, et qu’on mit en vente les biens des émigrés, Jean se dit que puisque c’était ainsi, apparemment l’on avait raison. La maigre chère faite au château, dans les derniers mois, avait fort diminué d’ailleurs son respect pour l’antique famille des Labroie. Il acheta donc avec ses gages une dizaine d’hectares du domaine seigneurial, autour d’une maison de garde, et cela fait, il devint un des plus fougueux républicains de la commune, applaudit aux mesures les plus violentes, ne jura que par la Montagne, parla familièrement de couper la tête à tous ceux qui ne pensaient pas comme lui, et désormais dit autant de mal des nobles et des prêtres qu’il en avait dit du tiers-état.

Il baissa le ton sous le Directoire, et ses inquiétudes furent vives sur le sort de nos armées, en présence des victoires de la coalition. Aussi acclama-t-il avec enthousiasme le vainqueur d’Italie, ce grand capitaine, qui le confirmait dans son petit bien.

Dans tout cela, avait-il changé ? Non ; il était toujours du côté des droits acquis. Du moment que Bonaparte les respectait, Jean pouvait consentir à tout le reste ; il vit donc sans répugnance les églises se rouvrir. Pour le consulat à vie, comme pour l’empire, il courut au vote avec enthousiasme ; car l’homme du 18 brumaire et de Marengo personnifiait pour lui la grandeur, c’est-à-dire la force. Il fut au comble de ses vœux quand, au nom de l’empereur, on le nomma garde champêtre. Son petit bien, tout en prairie, ne l’occupait guère et ne pouvait le nourrir suffisamment, lui et les siens : et puis il représentait le pouvoir ; il était une des fibrilles de ce savant appareil musculaire qui étreint la France de la tête aux pieds, œuvre du grand homme, profonde application de la mécanique à l’ordre social.

Jean Brafort eut deux fils : Jean-Baptiste et Jacques, Sa femme… elle s’appelait de son nom à lui, madame Brafort ; elle était sa ménagère et la mère de ses enfants. On n’en pouvait dire autre chose, sinon que nul n’avait à s’en plaindre, quelques-uns peut-être à s’en louer ; mais la reconnaissance est moins bruyante que la haine, puis la pauvre femme ne possédant rien qui fût à elle et dont elle ne dût répondre, y compris son temps et ses pas, ne pouvait guère obliger. Elle était habituellement silencieuse. On prenait peu garde à elle, et son fils Jacques, seul, peut-être, la connaissait bien.

Cet enfant, le plus jeune, aimait sa mère à ne pouvoir la quitter, et on les trouvait toujours ensemble, l’un suivant l’autre, même à l’âge où depuis longtemps les garçons en général ne songent qu’à se soustraire à la surveillance maternelle. Jacques était cependant assez turbulent ; il faisait nombre de sottises avant même d’y avoir pensé ; mais une gronderie de sa mère le mettait en larmes, et jamais il n’oubliait, malgré son étourderie, ce qui pouvait plaire à cette mère chérie et la soulager de son travail rude et incessant. Car elle avait non-seulement tout à faire dans la maison, mais bien souvent, son seigneur et maître la chargeait encore de quelque ouvrage du dehors, qui lui incombait à lui, d’après les lois ordinaires de la distribution du travail. Il arrivait même que cet admirateur du grand homme ne comptait pas toujours avec l’impossible. Quoi qu’il ordonnât cependant, il ne fallait pas répliquer. Pouvait-il se tromper, lui, chef de famille et garde champêtre ? Il s’en fût aperçu d’ailleurs, que sa dignité ne lui eût pas permis d’en convenir, et qu’en tout état de cause, pour l’ordre, il fallait que sa femme fût battue. Le petit Jacques était malade à la suite de ces choses-là, heureusement peu fréquentes.

Jean Brafort ne pouvait assez regretter d’avoir un garçon de ce caractère câlin et pleurard. Il l’appelait fille d’un ton de mépris et reprochait très-durement à sa femme de l’avoir fait comme cela. Il disait encore que c’était une chose honteuse pour un homme que de s’attacher ainsi à un cotillon, et cent propos de ce genre, qui inspiraient à Jean-Baptiste assez de mépris pour son frère et pour sa mère encore plus logiquement.

Lui, Jean-Baptiste, l’aîné, il était compagnon assidu de son père et son factotum ; ils causaient ensemble et Jean Brafort riait d’un rire à la fois satisfait et goguenard, lorsque parcourant sa commune avec son fils, il voyait « le petit drôle » régler le pas de ses petites jambes sur celles de son père, et, malgré sa fatigue, se redresser, fier et la tête haute, devant les maisons où ils passaient.

— C’est moi tout craché, disait-il quelquefois en contemplant Jean-Baptiste. Avec cette facilité d’imitation qu’ont presque tous les enfants, Jean-Baptiste en effet reproduisait à plaisir la démarche, les intonations, les expressions de son père, et parfois même, ce qui faisait rire, le même ton sentencieux et digne vis-à-vis des administrés. Comme Jean Brafort admirait l’empereur, Jean-Baptiste admirait son père, et dans ce temps-là, le sabre et la plaque de garde champêtre étaient à ses yeux le dernier terme des honneurs et de l’ambition.

Ces courses journalières, l’hiver, dans les bois, l’été, le long des prairies ou parmi les blés, et les courtes soirées dans la maisonnette, d’abord autour de la table où la mère posait le souper fumant ; puis, dans un demi-rêve, près du feu, tandis que l’image du père, fumant sa pipe (une supériorité de plus aux yeux de son fils), et de temps en temps, la retirant majestueusement pour gourmander de sa grosse voix sa femme ou le petit Jacques, et la mère allant et venant, lavant, rangeant sans relâche, puis s’asseyant enfin près de la lampe pour raccommoder, et la tête blonde et douce de Jacques, se penchant sur sa poitrine et parfois tressaillant aux éclats de voix du père. — Toutes ces images devenaient de plus en plus troubles et confuses, jusqu’au moment où le père disait :

— Allons, Jean-Baptiste, allons, tu dors ! Va te coucher, mon garçon ; tu as bien travaillé, toi. Nous recommencerons demain.

Tel fut, jour à jour, toute entière pour notre héros, cette vie des premières années, si profonde dans ses impressions et toujours si douce au souvenir, quelque insuffisante ou triste qu’en ait pu être la réalité.

Bien souvent depuis, lorsqu’il eut fait ses classes, Jean-Baptiste s’attendrit à ces souvenirs d’enfance et revit la petite maison, humble, mais jolie construction, où le château avait déposé l’empreinte de la civilisation : l’intérieur propre et clair, le buffet aux assiettes bleues et aux tasses à fleurs ; les deux lits à la duchesse, dans l’un desquels il dormait près de son frère ; dehors, le grand marronnier qui à l’automne leur pleuvait des jouets : les beaux marrons luisants, enfermés dans leur coque verte et piquante, d’où on les tirait avec précaution et ravissement comme un trésor.

Pour les premières notions morales, Jean-Baptiste les reçut, comme tout enfant nourri au giron familial de ses parents. Sa mère, qui parlait peu et qu’il écoutait encore moins, ne lui apprit guère que quelques prières. Elle était dévote, la pauvre femme ; pourquoi ne l’eût-elle pas été ? C’était, comme elle disait, une consolation, et avec Jacques cela lui en faisait deux, qui n’étaient de trop. Quant au garde champêtre, il se moquait de « ces marmoteries, » mais il allait à la messe « pour le bon exemple. » Ce fut à peu près de son père seul que Jean-Baptiste reçut sa première éducation : tantôt par l’exem-