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ANDRÉ LÉO


LE PÈRE BRAFORT


PREMIÈRE PARTIE.

I

JEAN-BAPTISTE BRAFORT.

En essayant de reproduire ici la vie du digne concitoyen, qu’il y a peu de jours nous conduisions à sa dernière demeure, nous comprenons toutes les difficultés de notre tâche. Jean-Baptiste Brafort est le type le plus familier de cette génération d’hommes nés avec le siècle, qui ont participé à ses luttes et à ses épreuves. Si la plupart de ses contemporains l’ont déjà précédé dans la tombe, beaucoup lui survivent. Quoique son action dans la vie publique n’ait jamais été bien éclatante, il a laissé dans tous les partis quelques souvenirs. Impressionné diversement par les opinions de son époque, bien que toujours fidèle à son caractère ; honoré des suffrages de ses concitoyens, distingué par le pouvoir, tantôt favorisé par la fortune et tantôt trahi par elle, sa vie, soit privée, soit publique, offre un résumé des instincts, des idées et des passions de la période de temps où il vécut, et peut-être sert-elle pour une part à l’expliquer.

Jean-Baptiste Brafort naquit en 1800, dans un village du Berry, où son père exerçait les fonctions de garde champêtre. L’héritage du sang et des traditions n’étant point indifférent, il sera bon de rappeler en quelques mots le passé de cette famille.

Ses souvenirs remontaient au bisaïeul de Jean-Baptiste, pauvre serf du comte de Vaux, qui le fit pendre pour avoir pris un lièvre au lacet. La veuve et les orphelins, réduits à la plus profonde misère, durent s’expatrier, le comte de Vaux naturellement leur en voulant fort de cette pendaison. Ils se réfugièrent sur les terres d’un autre seigneur, où ils périrent successivement, à différents âges, sans progéniture, sauf l’un d’eux, Jacques Brafort, qui vécut assez pour laisser un héritier de sa destinée.

Celui-ci fut recueilli par une vieille et pieuse châtelaine, qui s’était donné la tâche de gagner le ciel pour elle et les siens en palliant les misères qu’ils contribuaient à créer en ce bas monde. Elle l’éleva dans sa basse-cour, et quand il eut seize ans, elle lui donna la charge de hallebardier de monsieur le marquis de Labroie, son fils.

Jean Brafort se distingua dans cette fonction par les qualités qu’aiment les grands : l’empressement servile et l’obéissance passive. Fier de sa hallebarde, pour rien au monde il ne se fût exposé à la perdre, surtout quand, buvant et mangeant si bien au château, il voyait autour de lui, dans les années de famine qui précédèrent la Révolution, les paysans, ses frères, se tordre dans les convulsions de la faim sur l’herbe dont ils essayaient de se nourrir. C’est pourquoi il maudit de tout son cœur les insolentes prétentions de ce tiers-état qui menaçait la fortune de ses dignes maîtres. Une famille si bienfaisante ? Et qui donc ferait l’aumône désormais ?

Puis Jean avait l’âme honnête et tenait la propriété pour sacrée. Or, les chartes n’étaient-elles pas là, bien et dûment authentiques, et consacrant les droits qu’on disputait à ces bons seigneurs ? N’avaient-elles pas été faites librement et signées des deux parties ? Et tous ces droits, terres et priviléges, qu’ils résultassent de dons ou d’acquêts ou d’héritages, n’étaient-ils pas le fruit de la conquête, du travail, de l’habileté ou du bon ménagement des membres de cette famille, et pouvait-on y porter la main, sans violer toutes les lois divines et humaines ? Qu’on rendît aux serfs quelques libertés… cela se pouvait, puisque monsieur de Voltaire avait tant crié pour ces misères et que le roi le voulait bien. Ainsi, par exemple, la liberté de conscience et celle d’aller et venir, de se marier, de penser comme ils voudraient, et autres pareilles qui ne dérangent pas trop les choses établies ; encore il restait à savoir s’ils en feraient