Page:Musée des Familles, vol.32.djvu/59

Cette page a été validée par deux contributeurs.
51
musée des familles.

pour le saint sacrifice ; pas un aubergiste n’eût osé lui en vendre. Yvenat eut beau faire, patienter, il n’obtint rien ; on ne lui parlait pas, puis quand on vint à lui parler, ce fut pour l’injurier ; des injures aux mauvais traitements il n’y avait qu’un pas, il fut franchi ; puis la superstition s’en mêla ; on vit dans ce jureur le mauvais génie, le maudit, on l’accusa des tempêtes ; on mit sur son compte les barques chavirées ; on s’ameuta, et enfin la colère publique prit de telles proportions, que le prêtre dut abandonner le presbytère ; il se réfugia dans l’île Tristan, où les pêcheurs le laissèrent mourant de faim ; il y avait plus d’un mois qu’il habitait ce roc isolé, vivant de mauvais légumes, pêchant au besoin ; la charité ne semblait pas faite pour lui.

Mais la patience des paysans devait avoir un terme, et leur colère revint avec les calamités qui, chaque jour, fondaient sur eux. Les Bretons échappés aux balles républicaines pendant la guerre de Vendée rentraient dans leurs foyers, épuisés, blessés, se traînant ; la misère s’accroissait ; la famine menaçait le pays. Tant de maux ne pouvaient être imputés qu’au maudit dans une contrée superstitieuse. Après avoir laissé cet infortuné végéter sur un roc nu, la haine se retourna vers lui ; jusqu’où elle irait, on ne pouvait le prévoir de la part de ces rudes paysans. Enfin le jour de l’explosion arriva et fut annoncé par ces cris que Kernan venait d’entendre.

Henry de Trégolan avait raconté tous les détails de la vie d’Yvenat à ses compagnons. Et quand Kernan lui apprit ce qu’il avait vu par la porte-entr’ouverte, il comprit que ces menaces s’adressaient au jureur, et qu’on en voulait à sa vie.

Il n’entrait pas dans la pensée de gens braves comme le comte et ses amis, qu’un homme seul, quelles que fussent ses fautes, pût être abandonné aux fureurs de toute une population ameutée, et d’un commun accord ils se levèrent.

— Mon père, s’écria Marie, où allez-vous ?

— Empêcher un crime ! répondit le comte.

— Restez, notre maître, dit Kernan ; M. de Trégolan et moi, nous sommes là, ma nièce Marie ne peut demeurer seule. Venez, monsieur Henry, venez !

— Je vous suis, répondit le jeune homme, qui serra précipitamment la main du comte ; puis Kernan et lui s’élancèrent au-dehors, pendant que le bonhomme Locmaillé secouait la tête d’un air de désapprobation.

Henry et Kernan se précipitèrent vers la plage, du côté où les cris plus distincts arrivaient jusqu’à eux. Là les gens de Douarnenez, mêlés à ceux de Pont-Croix, de Poullan, de Crozon, marchaient en pleine tempête, accompagnés de femmes, d’enfants, et secouant leurs torches de résine enflammée ; ils traversèrent en bateau la rivière du Guet, et prenant par la côte opposée, ils arrivèrent devant l’île Tristan.

Le Breton et le jeune homme avaient si bien manœuvré, qu’ils se trouvaient au premier rang de la foule. Songer à la retenir eût été une folie, il valait mieux tenter de lui arracher sa victime.

À ce moment, les plus irrités des pêcheurs se jetèrent dans des barques au nombre d’une vingtaine, et ramèrent vers l’île.

La foule, restée sur la plage, hurlait, et l’on entendait ces cris de haine :

À mort ! à mort ! le juroux !

— Cassez-lui la tête d’un coup de pen-bas !

— Un bon coup de ferte au maudit !

Le malheureux prêtre, éveillé par ces vociférations, était sorti de sa hutte ; on le voyait courir sur cette île sans issue, épouvanté, effaré ; il se sentait voué à une mort affreuse ; il allait et venait, les cheveux hérissés, et vêtu d’une mauvaise soutane toute déchirée aux arêtes aiguës des rocs.

Bientôt les assaillants accostèrent l’île et se dirigèrent vers le maudit ; ils couraient en secouant leurs torches. Kernan, comme s’il eût été le plus ardent à la vengeance, les devançait tous.

Yvenat, éperdu, s’était enfui vers la mer ; mais enfin, acculé à un rocher, il n’avait plus moyen de s’échapper, il fallait périr ; les cris retentissaient autour de lui, et toutes les angoisses de la dernière heure se peignaient sur son visage livide.

Deux ou trois pêcheurs, le bâton levé, se précipitèrent vers lui ; mais, plus rapide, Kernan le saisit à bras-le-corps, le souleva, et avec lui se lança dans les flots noirs et écumants.

— Kernan ! s’écria le chevalier.

À mort ! à mort ! s’écrièrent les assaillants, qui se penchaient sur l’abîme. Noie-le comme un chien !

Cependant Kernan, invisible dans l’ombre, remonta à la surface de l’eau avec Yvenat, qui ne savait pas nager ; il le soutint, et, quand la connaissance fut revenue au prêtre :

— Tenez-moi bien, lui dit-il.

— Grâce ! s’écria le malheureux.

— Je vous sauve !

— Vous !

— Oui ; gagnons un point de la côte ! N’ayez pas peur ! appuyez-vous sur moi.

Le prêtre, sans se rendre compte de ce secours inattendu, ne comprit qu’une chose, c’est que sa vie pouvait être sauvée. Il se cramponna au vigoureux Breton, qui nageait d’un bras robuste, pendant que les cris de mort retentissaient dans les ténèbres.

Au bout d’une demi-heure, Kernan et le prêtre abordèrent sur la côte, bien au-dessous de l’île. Le prêtre était épuisé.

— Pouvez-vous marcher ? lui demanda le Breton.

— Oui ! oui ! s’écria Yvenat en faisant un suprême effort.

— Eh bien ! prenez par les champs, évitez les maisons, vous avez la nuit devant vous ! Que le matin vous trouve du côté de Brest ou de Quimper.

— Mais qui êtes-vous ? demanda le prêtre avec un vif accent de reconnaissance.

— Un ennemi, répondit Kernan. Allez ! que le Ciel vous conduise, s’il a encore pitié de vous.

Yvenat voulut serrer la main de son sauveur ; mais celui-ci s’était déjà éloigné ; le prêtre alors, se traînant vers les plaines incultes, disparut dans la nuit.

Kernan avait repris le chemin de la côte ; il revint vers la foule des pêcheurs.

— Le maudit ! le maudit ! lui crièrent cent voix haineuses.

— Mort ! répondit le Breton.

Un immense silence succéda à cette réponse, et cependant personne n’entendit Kernan murmurer à l’oreille du jeune homme :

— Il est sauvé, monsieur Henry ! Voilà une bonne action dont je ferai pénitence !


Jules VERNE.

(La fin au mois prochain)