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musée des familles.

tenant, nous n’avons rien de mieux à imaginer que de pêcher, puisque nous sommes des pêcheurs, et de vivre tranquilles dans ce pays.

— Bien parlé, Kernan, dit le chevalier.

— Bien dit, mon bon Kernan, répondit le comte, sachons donc nous résigner, et, sans demander l’impossible, contentons-nous de ce que le ciel nous donne.

— Mes amis, dit alors la jeune fille, si mon oncle Kernan a parlé, nous devons l’écouter, car il est de bon conseil : il sait bien que je n’aurais pas reculé devant les dangers de la mer ; mais puisqu’une traversée lui paraît impraticable, il faut nous regarder comme arrivés au port et attendre, nous ne sommes pas riches, eh bien, nous travaillerons, et pour mon compte, je veux apporter mon faible contingent à la communauté.

— Oh ! mademoiselle, fit vivement le jeune homme, c’est un dur métier que le nôtre ; vous n’avez pas été élevée comme les femmes et les filles de nos pêcheurs ; nous ne pouvons pas vous exposer à de pareilles fatigues. D’ailleurs, nous vous gagnerons votre pain de chaque jour.

— Pourquoi, monsieur Henry, répondit la jeune fille, si je puis me procurer un travail qui ne dépasse pas la mesure de mes forces ? ce sera un plaisir et une consolation pour moi. Ne puis-je au besoin coudre ou repasser ?

— Comment donc, s’écria Kernan, mais ma nièce Marie travaille comme une fée, et je lui ai vu broder des devants d’autel pour l’église de la Palud, dont sainte Anne devait être fière !

— Hélas ! mon oncle Kernan, répondit Marie avec tristesse, il n’est plus question maintenant de devants d’autel ou d’ornements d’église ! Mais il est d’autres ouvrages plus humbles, plus lucratifs !…

— Ma foi, j’en vois peu, fit Henry, qui ne voulait pas que la jeune fille s’occupât d’un travail manuel ; je vous assure que vous ne trouverez rien à faire dans le pays.

À moins de coudre des grosses chemises pour les pêcheurs, ou les Bleus de Quimper, dit Locmaillé.

— Oh !

— J’accepte volontiers, s’écria Marie.

— Mademoiselle ! fit le chevalier.

— Et pourquoi pas ? dit Kernan, je vous assure que ma nièce s’en tirera à merveille.

— Oui, fit le bonhomme, mais à cinq sols la pièce !

— C’est très-beau, cinq sols la pièce, s’écria Kernan ; ainsi, ma nièce Marie, tu seras lingère !

— C’était le métier de Mlles  de Sapinaud et de La Lézardière après leur fuite du Mans, répondit la jeune fille, et je puis bien faire comme elles.

— Convenu. Locmaillé te trouvera de l’ouvrage.

— C’est entendu.

— Et maintenant, Marie, maintenant, notre maître, reposez-vous pendant le reste de la journée ; je vais aller visiter la chaloupe avec M. Henry, et demain, nous nous mettrons en mer.

Cela dit, Henry et Kernan sortirent ; Locmaillé alla courir le village, et la jeune fille, restée avec son père, se mit à ranger le petit ménage de la maison.

Le chevalier et Kernan, arrivés à la pointe du Guet, trouvèrent l’embarcation en parfait état ; elle portait deux hautes voiles rouges, et était faite pour tenir la mer par les gros temps.

Là, quelques pêcheurs, en train de raccommoder leurs filets, vinrent causer « pour causer », et Kernan répondit à leurs questions en marin fini ; il donna son avis sur un petit nuage noir qui ne présageait rien de bon, et fit néanmoins des préparatifs de départ en homme qui s’y entendait. Le lendemain, en effet, il se mit en mer en compagnie du chevalier, pour lequel il ressentait une bien grande amitié.

C’était, en effet, un bon et excellent cœur que ce jeune homme ; il avait pris avec courage la situation terrible que la Révolution faisait aux gens de sa naissance et de son âge ; bien qu’il comptât vingt-cinq ans à peine, les événements mûrirent singulièrement son esprit au milieu de cette atmosphère qui embrasait la France. Après avoir tout perdu, sans famille, seul, il semblait naturel qu’Henry de Trégolan reportât ce qu’il avait d’affection et de dévouement sur le comte et sur sa fille. Kernan le sentait bien et il entrevoyait déjà, pour l’avenir, certains arrangements qui ne lui déplaisaient pas ; au contraire.

Au sang-froid surhumain que le jeune Trégolan montra en sauvant Mlle  de Chanteleine, au courage qu’il déployait dans son métier de pêcheur, Kernan reconnut en lui un caractère adroit, sage et résolu. C’était un homme dans toute l’acception du mot, c’est-à-dire un appui sûr qu’il ne fallait pas dédaigner à cette époque de bouleversement social.

Quand Kernan aimait quelqu’un, il l’aimait bien, et il en parlait ; plusieurs fois, il formula devant le comte son opinion bien arrêtée sur Henry, et il n’attendait guère que Marie ne fût pas là pour la dire.

Quelques jours après son arrivée à Douarnenez, le comte voulut aider lui-même ses compagnons dans leur pénible travail ; il s’embarqua avec eux ; il était toujours fort triste, mais les incidents de la pêche amenaient une heureuse diversion dans ses idées. Quelquefois les journées étaient bonnes, mais cinq jours sur huit, le gros temps empêchait les bateaux de sortir.

Les poissons se vendaient sur place à des expéditeurs qui les envoyaient à Quimper ou à Brest ; on en consommait aussi dans le ménage. En somme, ce que la pêche rapportait et les quelques sols gagnés par la jeune fille à ses ouvrages de couture suffisaient à faire vivre ce petit monde, qui se trouvait presque heureux dans sa détresse.

Kernan ne voulait pas que l’on touchât à l’argent du comte ; les circonstances pouvaient devenir graves, et il fallait le garder précieusement, pour le cas où il fût devenu nécessaire ou possible de quitter le pays.

Quant à lui, s’il était jamais obligé de fuir la Bretagne, il le ferait, il n’abandonnerait pas son maître ; mais assurément il y reviendrait accomplir certaine vengeance qui lui tenait au cœur. Seulement il n’en parlait jamais, et ne faisait aucune allusion à Karval.

Pendant la pêche, on s’arrangeait toujours de façon à ce que la jeune fille ne fût jamais seule, et soit son père, soit le bonhomme Locmaillé, il y avait toujours quelqu’un près d’elle.

D’ailleurs, l’arrivée des nouveaux venus dans le pays n’avait surpris personne ; on ne s’inquiétait aucunement de leur présence ; on les acceptait comme des parents du bonhomme Locmaillé, et comme ils étaient fort serviables, on finit par les aimer. D’ailleurs, ils avaient peu de communication avec le dehors, et les bruits de la révolution venaient expirer au seuil de leur cabane.

Le 1er janvier 1794, Henry vint trouver la jeune fille en présence de son père et de Kernan, et lui offrit une petite bague, pour présent de nouvelle année.

— Acceptez, mademoiselle, lui dit-il d’une voix émue : cette bague vient de ma sœur.