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lectures du soir.

place pour nous deux sur cette tombe ! Je suis un père qui pleure son enfant ! Ils l’ont tuée ce matin et ils l’ont mise là !

— Pauvre père ! fit le jeune homme.

— Mais, qui êtes-vous ? fit Kernan.

— Le chevalier de Trégolan, répondit le jeune homme sans hésiter.

— Le chevalier de Trégolan ! s’écria Kernan.

Et il se mit sur ses gardes en reprenant toute sa défiance, car ce nom lui rappelait la scène du matin, et il ne comprenait pas ce que ce jeune homme eût à faire dans le cimetière.

— Oui ! avait répondu le chevalier.

— Vous qui ce matin avez obtenu la grâce de votre sœur et qui l’avez sauvée !

— Sauvée ! fit le jeune homme en joignant ses mains.

— Et c’est elle que vous venez pleurer ici ?

— Chevalier, dit le comte qui ne doutait pas, vous avez eu plus de bonheur que moi ! Je ne suis pas même arrivé assez tôt pour voir une dernière fois mon enfant !…

— Qui donc êtes-vous ? demanda vivement le jeune homme.

Kernan allait s’élancer vers son maître pour lui fermer la bouche et l’empêcher de livrer le secret de son nom, quand celui-ci dit gravement :

— Je suis le comte de Chanteleine !

— Vous ! s’écria le jeune homme, vous, le comte de Chanteleine ?…

— Moi, monsieur !

— Mon Dieu ! mon Dieu ! fit l’inconnu en saisissant les mains du comte et en cherchant à le dévisager.

— Eh bien ? demanda Kernan impatienté.

— Venez, venez ! dit vivement le jeune homme, venez sans perdre un instant !

— Halte-là ! fit Kernan, que voulez-vous ? Où prétendez-vous mener notre maître ?

— Mais venez donc ! s’écria le jeune homme avec une certaine violence.

Le Breton allait se précipiter sur le chevalier, qui s’était attaché au bras du comte et cherchait à l’entraîner, quand le comte lui dit :

— Allons ! Kernan, allons ! celui-ci est un homme de cœur !

Kernan, obéissant, se plaça à la gauche du jeune homme, prêt à le frapper au moindre indice de trahison, et tous les trois sortirent par la brèche du cimetière ; ils tournèrent les murs. Le chevalier de Trégolan ne parlait pas, mais ses mains demeuraient crispées sur le bras du comte.

Ils rentrèrent ainsi dans la ville et s’enfoncèrent dans des ruelles étroites au lieu de suivre les rues ; d’ailleurs, ils étaient absolument seuls ; ce qui n’empêchait pas Kernan de jeter des regards attentifs autour de lui.

Le silence de la nuit ne fut troublé qu’une fois, quand le chevalier et ses deux compagnons passèrent auprès de l’évêché, dont les fenêtres, vivement illuminées, laissaient passage à des cris de joie. On y fêtait le retour de Karval ; on chantait, on dansait, les juges avec les bourreaux, et Kernan sentit une épouvantable rage lui monter au cœur.

Enfin, le jeune homme s’arrêta devant une maison tranquille et un peu isolée à l’extrémité d’un faubourg.

— C’est là ! dit-il.

Et il s’avança pour frapper à la porte. Kernan lui arrêta le bras au moment où il saisissait le marteau.

— Un instant ! fit-il.

— Laisse faire, Kernan ! dit le comte.

— Non pas, notre maître ! Dans ces temps de misère, toute maison est suspecte ! Il faut savoir où l’on va. Pourquoi nous introduisez-vous dans cette demeure ? dit-il en fixant le jeune homme.

— Pour vous montrer ma sœur ! répondit le jeune homme avec un triste sourire.

Il frappa légèrement à la porte. On entendit des pas craintifs s’avancer dans l’allée et s’arrêter. Le chevalier frappa une seconde fois d’une certaine façon et dit :

— Dieu et le roi !…

La porte s’ouvrit ; une vieille dame se trouvait là, et parut inquiète en voyant le jeune homme accompagné de deux étrangers.

— Des amis, dit celui-ci, ne craignez rien !

La porte se referma rapidement ; une cire allumée permit à Kernan d’entrevoir un escalier de bois qui tournait au fond de l’allée ; le chevalier monta, suivi du comte et du Breton, celui-ci toujours armé.

Cependant, il avait dû être rassuré par les paroles suivantes échangées entre la vieille dame et le jeune homme :

— Chevalier, avait dit celle-là, que votre absence m’inquiétait !…

— Et elle ? demanda-t-il.

— Elle, répondit la vieille dame, elle pleure à faire pitié !…

— Venez, monsieur le comte ! dit le jeune homme.

Au haut de l’escalier se trouvait une porte dessous laquelle filtrait une nappe de lumière. Le chevalier l’ouvrit toute grande et dit ces seuls mots :

— Monsieur le comte de Chanteleine, voilà ma sœur !…

Avant le comte, Kernan avait jeté un rapide coup d’œil à l’intérieur de cette chambre, et il avait poussé un cri, mais un cri d’effrayante surprise !

Mlle de Chanteleine, Marie, sa nièce, était devant ses yeux, étendue sur un lit, mais vivante ! vivante !…

— Mon enfant ! s’écria le comte.

— Ah ! mon père ! fit la jeune fille en se relevant et en se jetant dans ses bras.

Ce fut un indescriptible moment de délire. Comment peindre les caresses de ce père et de son enfant ? Kernan pleurait dans un coin après avoir embrassé Marie. Le chevalier de Trégolan considérait cette scène attendrissante en se croisant les mains.

Soudain, Marie poussa un cri, et une pensée terrible passa devant son souvenir.

— Ma mère ! s’écria-t-elle.

Elle ignorait que sa mère eût péri dans le sac du château.

Le comte, sans parler, montra du doigt le ciel à sa fille, qui retomba presque évanouie sur le lit.

— Mon enfant ! mon enfant ! fit le comte en se précipitant vers elle.

— Ne craignez rien, notre maître, dit Kernan en soulevant la tête de la jeune fille ; c’est une crise qui passera !

En effet, au bout de quelques instants, Marie reprit connaissance, et ses larmes coulèrent en abondance. Enfin, ses sanglots s’arrêtèrent, et le comte put l’interroger.

— Mais quel miracle t’a soustraite à la mort, mon enfant ? demanda-t-il.

— Je l’ignore, mon père ! J’ai été traînée mourante à l’échafaud ! Je n’ai rien vu, rien entendu ! et je me suis retrouvée ici !

— Parlez donc, monsieur de Trégolan, parlez ! dit le comte.