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lectures du soir.

Il s’est trouvé dernièrement un journaliste pour proposer de donner à chaque quartier de Paris le nom d’une province, et, dans chacun de ces quartiers, à chaque rue le nom d’une ville, d’une montagne, d’un cours d’eau, de façon à faire de la capitale une sorte de grand tableau mnémotechnique de la France entière. On n’aurait plus alors qu’à se promener à travers Paris pour apprendre la géographie, et les cochers de fiacre deviendraient nécessairement les plus forts de tous nos concitoyens sur celte science, sans avoir eu besoin de passer par l’école primaire. Ce beau projet est digne d’un ingénieur des ponts et chaussées : il a toute la poésie d’un théorème mathématique. Il n’est pas nouveau, d’ailleurs. Henri IV et Louis XIV avaient songé à quelque chose d’analogue, et-on le conçoit surtout de la part de ce dernier souverain, qui portait dans toutes ses idées la régularité et la correction classiques. C’est à lui qu’on doit ces rues de Touraine, de Bretagne, de Normandie, de Saintonge, percées dans le quartier neuf du Marais, et qui devaient toutes rayonner autour d’une place de France, restée sur le papier. Mais au moins le grand roi n’avait-il pas débaptisé les anciennes rues pour les faire rentrer vaille que vaille dans celte nomenclature géographique.

Il n’en faudrait pas davantage pour enlever à notre pauvre Paris tout ce qui lui reste encore des bons vieux souvenirs du temps passé. Voilà pourquoi je m’en tiens volontiers, pour ma part, malgré leur trivialité peu académique, aux noms significatif* des rues Tirechape, Vide-Gousset, Mauconscil, des Mauvais»Gflrçons, de la Grande-Truanderie, Jean-Pain-Mollet, des Juifs, des Lavandières, des Francs-Bourgeois, de la Femme*»ans-tête , de la Vieille-Estrapade et tant d’autres encore, qui, en offrant parfois l’attrait d’une petite énigme ft ma curiosité, me rappellent des anecdotes, des trait* de mœurs, des usages et particularités de toute sorte,

La rue Brise-Miche, qui m’a inspiré ces réflexions, porte justement un de ces noms pittoresques et expressifs, qui mettent aussitôt l’esprit de l’archéologue en éveil. C’est une petite rue, ou plutôt une ruelle, qui part do l’extrémité gauche de l’église Sainl’Merry, et se prolonge pendant une cinquantaine de pas, parallèlement à la rue Saint-Martin. Dans sa partie la plus large et la plus brillante, elle est remplie d’échoppes de cordonniers, de charbonniers et de fruitiers, parmi lesquelles brille comme un soleil la porte cintrée d une auberge qui porte le nom pompeux d’hôtel. Le reste de son parcours n’est qu’un étroit passage de quatre pieds de lerge, où deux personnes ne peuvent passer de front sans se frôler du coude, resserré entre de hautes murailles nues et tristes comme celles d’une prison, et sur lesquelles surplombe encore un premier étage en saillie.

Je suis sûr que beaucoup de Parisiens ignorent complètement l’existence de la rue Brise-Miche, et il est à parier surtout qu’elle n’a jamais été visitée par les Anglais et les provinciaux qui parcourent journellement par milliers la rue de Rivoli, à deux pas de là. Du côté de l’église, on a peine à en apercevoir l’ouverture, barrée au milieu par un poteau ; et durant les recherches prolongées auxquelles je dus me livrer avant de la découvrir, j’interrogeai en vain un sergent de ville et un cocher de fiacre, dont la bonne volonté ne put me venir en aide. Être inconnue même des cochers de fiacre et des sergents de ville, n’est-ce pas le dernier degré de l’humiliation pour une rue de Paris ?

Autrefois, la rue Brise-Miche n’était qu’une impasse dépendant de la rue Taillepain (d’abord rue Baille-Heu ou Baille-Hoë), dont elle portait le nom. C’est seulement au quatorzième siècle qu’elle fut prolongée et ouverte du côté du cloître Saint-Merry, et en 1420 que l’on commença à donnera la partie nouvellement ouverte la dénomination de rue Brise-Miche. Ce mot semble porter avec lui sa signification, surtout en le rapprochant de celui de la rue Taillepain. Mais, dès qu’on la veut serrer d’un peu près, cette étymologie laisse apercevoir des difficultés qu’il n’est plus guère possible aujourd’hui d’aplanir complètement.

Laissons d’abord de côté l’explication de Sauvai, qui conjecture que «ce nom pouvoit venir de quelqu’un des devanciers d’Etienne Brisemiche, curé de Bezons, » mort en 1515. Cela nous paraît tiré par les cheveux et d’une vraisemblance très-suspecte. II serait plus simple de l’attribuer aux boulangers qui l’habitaient, et cette hypothèse semble largement confirmée par le voisinage immédiat de la rue Taillepain, qui fit longtemps corps avec elle, et par celui de la rue Saint-Honoré, placée sous le vocable du patron de la boulangerie. Jaillot a avancé, dans ses Recherches sur Paris, une autre conjecture plus précise, et qui n’est, pour ainsi dire, qu’une application particulière de celle-là :

« Je crois, écrit-il en son style peu académique, que les noms de Taillepain et Brise-Miche porteroient naturellement à penser qu’ils ont été donnés à l’endroit où se faisoient la division et la distribution des pains de chapitre, qu’on donnolt, suivant l’usage, aux chanoines de la collégiale de Saint-Merry. »

Est-il question ici d’une distribution journalière ou d’une distribution solennelle, revenant à certaines dates fixes ? La dernière hypothèse est la plus probable. Ces distributions de comestibles jouaient un grand rôle dans l’histoire des confréries et communautés religieuses du temps passé. C’était une affaire sérieuse, réglée par des statuts jusqu’en ses moindres détails, imposée aux uns comme une redevance, accordée aux autres comme une récompense et un salaire, pratiquée par tous, en ces siècles naïfs, avec une gravité parfaite. Ainsi, chaque année, lors de la procession de Notre-Dame jusqu’à l’église Saint-Lazare, qui se faisait un des dimanches d’après Pâques, les chanoines déjeunaient devant la grande porte de cette église en ordre de procession. A certaines époqiies, l’archevêque de Paris devait un repas au chapitre ; aux quatre grandes fêtes, il devait un nombre déterminé de pains et de quarts de vin à ses chapelains et à ses clercs de matines. Le jour de Sainte-Geneviève et la veille de l’Ascension, les Génovéfains étaient tenus d’offrir à déjeuner tant au chapitre qu’aux enfants de chœur, chantres et autres employés subalternes de Notre-Dame, qui venaient en procession à leur église. Plusieurs bourgeois avaient fondé par testament des déjeuners à perpétuité, dont les petits pâtés formaient la base invariable, en faveur de tous les enfants de chœur présents à leur obit. A Saint-Merry même, nous savons, par les recherches de l’abbé Lebeuf, qu’après l’office nocturne des fêtes d’été, l’usage des prêtres était de boire en commun un setier de vin, et que le chanoine-curé, qui avait presque toute la cire des offrandes (objet de débats, de contestations et de règlements minutieux dans la plupart des paroisses), était obligé de leur distribuer du luminaire après cet office. Il est donc probable que l’usage auquel Jaillot fait allusion, rentre dans la même catégorie, et que c’est là qu’il faut définitivement chercher l’origine du nom de la rue Brise-Miche.

V. FOURNEL.