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musée des familles.

Et les hommes noirs arrivaient. Ils posaient une afûche jaune sur la porte de la maison, et le journal de l’arrondis ^emenUannouçait, à sa quatrième page, que tel bien était à vendre par autorité de justice. Et maître Jacques achetait à vil prix les fermes et les bois, les vignes et les prés.

Rien de plus simple, comme on voit.

Il ne s’agit que de ne pas se laisser sottement attendrir par les petits enfants qui crient et par la femme qui pleure. Quant à l’homme, il n’en est pas question. On comprend maintenant pourquoi la physionomie de maître Jacques était un mélange de bonhomie et de finesse. La bonhomie servait pendant les deux premiers actes de la comédie, la finesse présidait au dénoûment. Cependant lès habitants des Arcis avaient bientôt deviné le jeu de l’usurier, et lui avaient voué une haine qui se traduisait parfois d’une façon ouverte. Lui, pour les dérouter, avait compris l’utilité d’un compère, et son choix était tombé sur maître Fouinard, un aimable homme d’affaires de Chaumont qui avait été rayé du tableau de l’ordre des avocats, parce qu’il avait l’habitude de supprimer les pièces importantes de ses dossiers et de les vendre a beaux deniers complants à ses adversaires. Ce procédé un peu vif avait mené maître Fouinard en police correctionnelle. Il fut acquillé, faute de preuves, mais le barreau, soucieux de sa dignité, lui interdit de porter la robe.

Un pareil personnage devait accepter facilement les propositions de l’usurier, et, de fait, il n’y eut pai un moment d’hésitation de sa part. 11 fut convenu que maître Jacques aurait le beau rôle, celui de bienfaiteur généreux, et que maître Fouinard se chargerait de la partie odieuse, des poursuites et de l’expropria tion. Un transport de la créance devait suffire pour légitimer l’intervention de l’ex-avocat.

Peines perdues, si Jacques Bordier eût eu la prétention de reconquérir l’estime de ses concitoyens ; mais que lui importait cela ? L’estime, belle monnaie qui ne donne pas crédit chez le boulanger ! L’argent vaut mieux. Les habitants d’Areis et des villages voisins pouvaient garder leur bonnet sur la tête, quand l’usurier passait, l’éviter même et gloser sur son compte tout à leur aise. Le jour où ils auraient besoin de lui, — et tôt ou tard ce jour-là viendrait, — ils sauraient bien trouver le chemin de sa maison, le saluer jusqu’à terre, se faire humbles et petits. Ce jour-là le vengerait et amplement des mépris de la veille, et qui plus est, arrondirait sa fortune déjà fort ronde. On voit que maître Jacques ne raisonnait pas trop mal, et, comme il y avait trente ans qu’il raisonnait ainsi, il était devenu tout simplement le plus riche ou plutôt le seul riche propriétaire du pays.

III. — MADELEINE.

Dans une existence aussi bien remplie que celle de maître Jacques, l’amour ne devait pas tenir une grande place. Cependant il se maria un beau matin. Comment cela se fit-il ? Je n’en sais vraiment rien. La femme qu’il épousa n’était ni plus belle ni plus riche qu’une autre. Les plus grands capitaines ont eu leurs heures de découragement ; les plus grands sages, leurs heures de folie. Toujours est-il que Jacques se maria. Il est vrai qu’il s’en repentit presque aussitôt. Et quand, l’an d’après, sa femme mourut en donnant le jour à une fille, il ne lui accorda que des regrets plus que modérés. Il s’oublia môme un jour jusqu’à dire :

— Mon mariage est la seule mauvaise affaire que j’aie faite.

Il prit alors une vieille domestique, nommée Marthe, pour surveiller le ménage, et se promit plus de prudence à l’avenir.

Le pis, c’était cette petite fille, grosse comme le poing, mais qui troublait déjà la maison par ses cris. On ne supporte les exigences des enfants, on ne les trouve beaux, charmants, incomparables, que parce qu’on les aime. Mais quand on ne les aime pas !

Aussi M ,le Madeleine fut-elle jugée tout d’abord insupportable. Qu’était-elle venue faire ? Avait-on besoin d’elle ? Fallait-il quérir une nourrice ? se ruiner en médecin, drogues et médicaments ?

Comme maître Jacques en était là de ses réflexions, une idée lumineuse lui passa par l’esprit. 11 avait laissé à Alençon une sœur Sylvie, mariée à un pauvre homme, Sylvain Robert, qui gagnait péniblement sa vie à travailler chez les autres.

Peut-être, pensa-t-il, la tante Sylvie se chargerait-elle d’élever sa nièce, moyennant une faible pension qui donnerait au ménage un peu d’indépendance. Chez l’usurier une résolution était vite prise, mais exécutée plus vile encore. Le soir même, une lettre partait pour Alençon, offrant à Sylvie Robert une somme annuelle de douze cents francs si elle voulait soigner et nourrir Madeleine, et lui donner, sinon une éducation distinguée, au moins les premières notions de l’écriture, de la lecture et du calcul, du calcul surtout. Sylvie ne répondit pas. Huit jours après, — il fallait quatre jours pour aller des Arcis à Alençon, et naturellement autant pour venir d’Alençon aux Arcis, huit jours après elle descendait en personne de la diligence et sautait au cou de son frère.

Les premières paroles par lesquelles celui-ci l’accueillit furent les suivantes :

— C’est convenu, tu emmènes la petite. Le bon père ne songeait qu’au plaisir de se débarrasser de son enfant.

La Sylvie acceptait, cela va sans dire, et Jacques fut fil satisfait, que, contrairement à ses habitudes d’économie, il donna à sa sœur cent francs de gratification pour le voyage. En revanche, il lui laissa à peine le temps de se reposer, et exigea qu’elle repartît dès le lendemain matin.

Puis, quand la diligence eut disparu à l’angle que fait la route en sortant des Arcis, il poussa un soupir de soulagement.

— Ouf ! fit-il.

Voilà comment Madeleine quitta la maison paternelle et fut installée chez sa tante, c’est-à-dire à peu près chez une étrangère.

Mais Dieu voulut que la Sylvie et son mari fussent de braves et dignes gens. L’espoir d’un bien-être inconnu les avait tout d’abord déterminés ; le devoir devint bientôt un plaisir, une joie. Le ciel leur avait refusé (qs enfants. Ils adoptèrent Madeleine, je veux dire qu’ils lui donnèrent ce qu’un père et une mère donnent seuls, leur cœur tout entier, et la petite fille trouva enfin une famille.

Puis un bonheur ne vient jamais seul, Sylvain fit un petit héritage qui le mit à l’abri du besoin. •C’était fort heureux, car, dès la seconde année, maître Jacques oublia d’envoyer la pension promise. Sylvie, très-ûère de sa nature, ne voulut pas qu’on la lui réclamât, et se réjouit presque d’un oubli qui lui permettait