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lectures du soir.

couleur marron, achetée d’occasion à une vente par autorité de justice. Il portait ordinairement des lunettes, mais on prétendait qu’il avait une excellente vue et pouvait lire, à Pœil nu, l’heure de la place du Marché au cadran de l’église, ce qui est une jolie distance. A quoi donc pouvaient lui servir ses lunettes, si ce n’est à dissimuler à propos la vivacitéde son regard ? Il se prétendait aussi un peu sourd, mais on disait encore qu’une oreille dure est fort commode à l’occasion, quand on ne veut pas entendre.

Aussi n’étonnerai-je pas le lecteur en ajoutant que, si la bonhomie et la finesse étaient les traits caractéristiques de sa physionomie, la finesse l’emportait de beaucoup sur la bonhomie.

Pour compléter ce portrait au moral comme au physique, ajoutons que maître Jacques avait au fond du cœur une vilaine passion. Cette passion, gagnant de proche en proche, avait fini par tout envahir, et occupait finalement dans sa vieille personne la place où logent d’ordinaire les bons sentiments et les saines affections. 11 aimait l’argent et n’aimait guère que l’argent. Mais il faut reprendre la chose d’un peu plus haut. Maître Jacques tt’élftlt pas du pays. Né près d’Alençon, en pleine Normandie, il était venu aux Arcis comme il n’avait encore r|uô Vingt et quelques années, et il y avait bientôt quarante tttls de cela.

Il portail «lord sur le dos un sac de colporteur, et vendait aux ménagères du fil, des aiguilles, de la toile et des rubans.

Il paraît que ce commerce en valait bien un autre, car, avec fies économies, il acheta une petite maison avec une espèce de petit jardin qui y aliénait, et, le pays lui plaisant* il s’y fixa définitivement. Depuis ce temps, chaque année, il arrondissait son domaine et y ajoutait des fermes et des bois, des vignes et des prés*

. Mais d’où pouvait venir l’argent nécessaire à toutes ces acquisitions 7

Depuis longtemps la balle du colporteur avait été mise au grenier» et On ne lui connaissait pas d’industrie, au moins d’industrie avouée.

C’est que ttlâltre Jacques, en fin Normand qu’il élait, n’avait pas Ittrdé à comprendre tout le parti qu’on peut tirer d’une Aêê passions le plus enracinées dans le cœur de l’homme, I» pttssion de la propriété. Quand un paysan a mille éous d’économies, an lieu de les employer à améliorer sa terre, de qui triplerait son rapport, il s’empresse d’acheter le champ du voisin qui vaut six mille francs, et naturellement il emprunte pour compléter la somme.

Mais la terre lui rapporte trois ou quatre pour cent, tandis que l’argent emprunte lui coûte sept ou huit, y compris les frais d’hypothèque et de contrat, à la condition, bien entendu, qu’il s’adresse à un honnête homme qui lui prête au taux légal ; s’il tombe sur un usurier, c’est une autre affaire, l’argent lui coûte douze ou quinze pour cent.

En mettant les choses au mieux, c’est donc un déficit de quatre pour cent au moins.

Les premiers temps, on n’y pense pas, à ce déficit. Le plaisir de fouler sa terre, de récoller son foin, de voir pousser ses arbres, ce plaisir peut-il se payer trop cher ?

Cela est fort bien, mais cependant il faut compter. A la fin de l’année, le paysan commence à s’apercevoir que les arrérages sont une lourde charge.

— Bah ! dit-il, avec du courage, du beau temps et de bons bras, on mettra encore cette fois les deux bouts ensemble.

Soit ! mais la pluie vient et les foins sont gâtés. La saison d’après, c’est le soleil qui brûle la vigne, et la récolte n’ost pas meilleure.

C’est quelquefois aussi la maladie qui cloue notre homme dans son lit, et le champ reste en friche. Il faut pourtant bien compter avec la pluie, le soleil et la fièvre.

Ce qu’il y a de plus fâcheux alors, c’est que la terre n’offre plus un gage suffisant à de nouveaux emprunts. Le prêteur ferme sa porte et sa bourse. Encore si c’était tout. Mais les arrérages étant en retard à la Saint-Jean, le créancier redemande son argent.

Quelle folie î Quand on n’a pas pu payer la rente, comment pourrait-on rembourser le capital ? Alors les hommes noirs arrivent. Ils posent une affiche jaune sur la porte de la maison, et le journal de l’arrondissement annonce, à sa quatrième page, que tel bien est à vendre par autorité de justice.

Adieu les fermes et les bois, adieu les vignes et les prés.

Et un beau matin, ou plutôt un vilain malin, notre paysan, qui eût pu vivre heureux sur le champ paternel, se réveille à la porte de chez lui, sans asile et ruiné. C’est l’ambition qui l’a perdu.

L’ambition ! nous la retrouvons partout ! à tous les degrés des sociétés.

Napoléon est mort à Sainte-Hélène parce qu’il : avait l’ambition de la conquête.

Le paysan meurt sur un fumier, parce qu’il a l’ambition mfo propriéléi

Voilà ce qu’avait compris Jacques Bordier, et il en avait fait sou profit. Au lieu de cultiver cette terre trop souvent stérile, il s’était dit qu’il est un champ bien plus fertile, où jamais soleil, pluie ou fièvre ne compromet la récolte, c’est le champ des passions humaines. Sa fortune s’explique maintenant d’elle-même. Il avait commencé petitement, non par sagesse, — il savait l’affaire excellente,— mais parce qu’il avait plus de gros st»Us que de" pièces Manches. Puis les gros sous étaient devenus des pièces blanches et les pièces blanches des pièces jaunes.

Quant au procédé, il est bien simple. Jacques prêtait ! oh ! à cinq puur cent, rassurez-vous, quelquefois même à quatre ; mais le contrat portait ordinairement une somme double de la somme prêtée ; en homme d’ordre, Jacques aimait mieux grossir son capital pour l’avenir que de toucher aujourd’hui de gros intérêts. Rien de plus légitime.

Et, — autre avantage, — la justice n’avait rien à voit dans des affaires qui ne la regardaient pas. Nalurellement on ne payait pas Jacques. Lui, compatissant, sensible, consentait un premier délai, faisait même un nouveau prêt, aux mêmes conditions, pourvu, bien entendu, que la terre pût répondre des deux dettes, car il ne faut pas, dans ce monde pavé d’égoïsme, être la dupe de son bon cœur.

Naturellement encore, on ne payait pas plus la seconde fois que la première.

Oh ! pour le coup, c’était trop fort. Celait ainsi qu’on répondait à tant de bienfaits ! Pas de pitié pour les ingrats.