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lectures du soir.

pas appris votre nom, j’aurais eu de la peine à vous reconnaître.

— Allons donc ! monsieur le curé, vous n’auriez pas reconnu Andréa le petit André, un de vos paroissiens, un gamin que vous avez vu naître, que vous avez baptisé, à qui vous avez fait faire sa première communion ; c’est impossible.

— C’est que le gamin est devenu un homme.

— Pas pour vous, monsieur Muller. Hier vous auriez peut-être eu raison ; au régiment nous sommes des hommes, et même, sans nous flatter, de fiers hommes parfois ; demandez-le plutôt aux Arabes, Bédouins, Kabyles et autres particuliers avec qui nous causions de temps en temps là-bas ; mais aujourd’hui, c’est autre chose ; quand je respire cet air si pur du pays où je suis né, il me semble que tout le reste est un rêve, y compris celle balafre et ce bout de ruban qu’on a bien voulu mettre dessus pour la guérir, il me semble que je vais me réveiller dans mon petit lit, au fond do l’alcôve, dans la grande chambre de la ferme.

— Allons ! allons ! fit le vieillard en souriant doucement, voilà qu’en effet je le reconnais peu à peu. La vie des camps ne l’a pas trop changé, et il est resté l’honnêle garçon d’aulrefois.

— S’il en est ainsi, monsieur le curé, voulez-vous me faire un plaisir, mais là, un grand plaisir ?

— Oh ! pour cela, de tout mon cœur.

— Eh bien t c’est de ne plus me dire vous comme tout à l’heure, et de me tutoyer comme au bon temps.

— Bien volontiers, mon cher André, j’y aurai peut-être de la peine, mais je te promets de faire mon possible.

— Je ne vous en demande pas davantage. Tout en causant, nos voyageurs étaient arrivés au haut de la côte, à une auberge où la diligence devait relayer. Ils se retournèrent et virent que la voiture était encore à une certaine distance. Ils s’assirent donc sur un tas de pierres qui bordait la roule.

Le curé reprit le premier la parole :

— Et pourquoi as-tu quitté le service ? demanda-t-il.

— Oh ! oh ! il y a bien des raisons à cela, répondit le soldat.

— La première ?

— C’est que je n’ai jamais eu grand goût pour l’état militaire. Quand je suis au feu, je fais mon devoir comme un autre.

— Et même mieux, interrompit l’abbé en montrant le ruban.

— Mais, à part moi, je ne comprends pas quel plaisir on peut trouver à casser la têle à un pauvre diable que l’on ne connaît pas, uniquement parce qu’il porte un uniforme gris, blanc ou rouge, tandis que le nôtre est bleu.

— Le fait est que je ne comprends pas plus que toi, dit naïvement le vieillard.

— Et puis, sait-on seulement pourquoi l’on se bat ? On croit, c’est évident, que le bon droit esl de son côté ; mais, on a beau être pétri d’amour-propre, il est difficile de supposer qu’on a toujours raison et que les autres ont toujours tort.

— C’est vrai, fit le curé tout songeur.

— Enfin, comme je venais d’attraper l’estafilade que vous voyez là, sur ma joue gauche, estafilade qui me fit faire d’autres réflexions peut-être moins philosophiques, mais peut-être plus personnelles, je reçus une lettre du père.

-Ah !

— Oui. Il ne me demandait pas positivement do revenir, le pauvre cher homme ; mais il paraissait avoir une furieuse envie de me voir. Il commence à se faire vieux, le père.

— Il a soixante-dix ans, mon âge, mais il est encore vert.

— Tant mieux 1 monsieur le curé, tant mieux ! N’importe !

sa lettre m’inquiéta. 11 y avait au fond, comment 

vous dirais-je ? une impression de tristesse qu’il semblait vouloir me cacher et qui perçait malgré lui. Mais je ne sais pas pourquoi je vous parle là, depuis une heure, sans vous avoir encore demandé de ses nouvelles. Il n’a pas été malade, j’espère bien ?

— Non ! Dieu merci.

— Il ne lui est rien arrivé de fâcheux ?

— Rien que je sache... à moins que...

— A moins que, répéta André avec inquiétude.

— Non ! c’est une idée à moi qui n’a pas le sens commun.

— Quelle idée, monsieur le curé ?

— Je me trompe, à coup sûr.

,— Dites toujours, je vous en prie, insista le jeune homme.

— Ton père est riche ?

— Non, mais il est à son aise ; les terres qu’il cultive sont à lui et ne doivent rien à personne.

— Tu en es sûr ?

— A peu près ; mais pourquoi celle question ?

— Voici. Te souviens-tu d’un homme qui habitait déjà le pays quand tu l’as quitté, de maître Jacques ?

— Parfaitement, dit André d’un air de mépris ; un nez de corbeau, des yeux de renard, et des pattes qui ressemblent plutôt à des griffes qu’à des mains.

— Le portrait n’est pas flalté, fit le curé en souriant malgré lui, et je devrais te gronder de parler ainsi de ton semblable.

— Mon semblable ! lui ! un usurier ! Allons donc ! Mais quel rapport peut-il y avoir entre le père et maître Jacques ?

— Je souhaite qu’il n’y en ait pas, car maître Jacques a porté malheur à tous ceux qui ont eu recours à lui.

— Monsieur le curé, vous me faites mourir en me parlant ainsi. Si vous savez quelque chose, de grâce, ditesle-moi.

— Mon pauvre enfant, je ne sais rien, mais je crains. Voilà deux années que les récoltes sont mauvaises, et que la terre ne rend même pas ce qu’on lui donne.

— Ah ! fit le jeune homme avec tristesse, ça n’a pas empêché le père de m’envoyer là-bas, jusqu’au dernier jour, la petite pension qu’il me faisait.

— Preuve, sans doute, que je me trompe, ajouta le curé, qui craignait d’en avoir trop dit. En ce moment, de joyeux coups de fouet signalèrent l’arrivée de la diligence, qui apparut au sommet de lu colline.

Les deux hommes se retournèrent au bruit. La voiture arrivait au grand trot ; elle s’arrêta auprès d’eux. Le conducteur et le poslillon commencèrent à dételer les chevaux, pendant qu’un autre poslillon s’approchait, conduisant par la main l’attelage qui devait fournir la traite suivante.

Quelques voyageurs descendirent et secouèrent la poussière de la route.

L’aubergiste parut sur sa porte, et offrit ses services. Ce léger mouvement avait suffi pour distraire un moment André de ses tristes réflexions, et il regardait à droite et à gauche, comme pour voir s’il n’apercevait