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lectures du soir.

méchante pensée ! elle n’habillerait pas Achille comme Philopœmen et le bon Homère comme Euripide, mais, hélas ! que de peines doit lui donner l’antiquité si la manie des statuaires d’autrefois était la même qu’aujourd’hui, et s’ils remontaient également à des dates antérieures pour vêtir leurs héros ?

Je reviens à la Ferté-Milon et naturellement à Racine ; — tout près de l’église de Notre-Dame, au détour d’une ruelle sinueuse, on entend le clapotement des eaux d’une fontaine.

Le buste du grand poëte, installé sur le piédestal qui la domine,

Y dort au bruit flatteur de son onde naissante.

Sur la pierre du piédestal sont inscrits des vers ; des vers qui font gémir toute oreille sensible ! Il me semblait, en les lisant, surprendre sur les traits de Racine un sourire malicieux et dédaigneux. Quel supplice infligé à l’auteur d’Athalie que l’incessante lecture de ce plat quatrain :

Du Théâtre-Français l’honneur et la merveille,
Il sut ressusciter Sophocle en ses écrits,
Et, dans l’art d’enchanter les yeux et les esprits,
Surpasser Euripide et balancer Corneille.

C’est en 1820 que la Ferté-Milon fit ériger le buste de son poêle et graver au-dessous ce spirituel éloge. Une statue, un buste, un autographe transportent bien notre esprit auprès d’un grand homme. Nous cherchons à saisir sur les traits de son visage, comme sur les lignes qu’il a tracées, quelque témoignage de son génie, mais sa maison, l’endroit même où il est né, la chambre témoin de ses premiers ébats, la salle dans laquelle il a vécu et travaillé, les murs qui ont entendu ses premiers cris, et qui ont ensuite résonné sous ses paroles inspirées, ces murs, témoins muets de tant de mystères, tous ces souvenirs, silencieux comme la mort, nous captivent plus puissamment encore ! La demeure d’un personnage illustre est toujours un peu l’habit qui l’a couvert, l’habit qui a conservé jusqu’aux contours de son corps.

Malheureusement, nombreuses, bien nombreuses sont les reliques peu authentiques ; — comme les musées nous offrent des milliers de curiosités très-problématiques, le monde est rempli de fausses habitations d’hommes de génie ; celles dont on doute le moins sont même sujettes à contestation. Les unes ont été abattues, puis reconstruites ; — les autres se sont insolemment attribué cet honneur. Elles Pont placardé sur leur façade, et le peuple les a saluées comme de bon aloi.

La maison dite de Racine est située rue Saint-Waast, no 3. Elle ne rappelle rien, et je crois même que le poète n’y est pas né. Dans tous les cas, le propriétaire avoue que sa demeure a été réparée en 1830.

La réparation d’une maison historique ! qu’est-ce donc, sinon, la plupart du temps, une réédification à peu près complète ? Lorsqu’on vous avoue que deux pierres ont été changées, traduisez que deux pans de muraille ont été reconstruits. — Vous parle-t-on de réparations, tout a été refait.


III

Après la mémoire de Racine, la Ferté-Milon ne présente-t-elle aucun intérêt ? Loin de là. Gravissons le coteau, passons à côté de cette jolie église de Notre-Dame, que le crayon de M. Eugène Lavieille a su si bien rendre, suivons les fossés qui entouraient autrefois la ville, arrivons au pied du château, et d’autres pensées viendront en foule nous assaillir.

Nous voilà sur une vaste esplanade qui sert aujourd’hui de champ de fête, et qui, jadis, était sans doute la cour où princes, seigneurs, hobereaux, pages et damoiseaux, montés sur leurs palefrois, caracolaient avant de s’élancer à la chasse ou à la guerre. De hautes murailles noircies par le temps, dentelées à leur sommet par la morsure des années, se dressent devant nous ; elles s’écroulent du côté du ciel, mais leur base est solide ; elles se tiennent debout, orgueilleusement, comme l’armure d’un preu du moyen âge ; elles inspirent encore le respect, presque, l’effroi, car personne n’ignore quels maîtres superbes devaient s’abriter dans ce castel encore aujourd’hui si imposant.

Ce manoir a toute une histoire : c’est, en miniature, celle de la France. Bons et mauvais princes, châtelaines cruelles, châtelaines adorées, coups de poignard, trahison, empoisonnement, bassesse, magnanimité, tout s’y retrouve. La chronique de la Ferté-Milon est tour à tour dramatique et édifiante.

Elle nous apprend, par exemple, que, dans les premiers temps de leur installation, les seigneurs avaient mieux aimé perdre une partie de leur fortune que de se séparer des cendres vénérées de saint Vulgis, cendres pieusement déposées dans la chapelle de leur manoir. Vous connaissez sans doute saint Vulgis, car vous êtes, lecteurs et lectrices, trop bons chrétiens, trop excellentes chrétiennes pour ne pas posséder à fond la biographie de ces cinq à six cents vertueux esprits qui ont contribué à la gloire de notre religion. Vous avez appris la mythologie, vous savez ce qu’étaient Vulcain, Vénus et Mars, vous n’ignorez pas le nom et la vie de quelques milliers de Grecs et de Latins qui avaient, en résumé, plus de vices que de vertus, — il va de soi que vos professeurs, à titre de compensation, vous ont aussi enseigné l’histoire de ces hommes au cœur généreux et à l’âme forte dont l’existence est une éloquente leçon de morale. Donc, je pourrais me dispenser de vous rappeler ce que fut saint Vulgis… — pourtant un scrupule me vient, vous avez peut-être oublié les détails si simples de cette existence ; permettez moi de vous en tracer les principaux épisodes.

Vulgis vivait à l’époque de saint Rémi, le grand évêque qui baptisa Clovis dans la bonne ville de Reims.

Ce fut cet illustre fils de l’Église qui lui donna la tonsure cléricale et l’éleva à tous les degrés de l’ordination. Vulgis en conserva jusqu’à sa mort une profonde reconnaissance.

Son humilité ne lui permit pas d’exercer les fonctions de son ministère. Le pauvre prêtre se troublait, bégayait et trouvait qu’il était infiniment moins facile de parler aux hommes que de prier pour leur salut. Sa timidité l’éloigna de la société ; poussé par l’ardent désir de vivre avec Dieu dans une éternelle contemplation, il alla se retirer dans une forêt qu’égayaient seulement les causeries d’une rivière et le babil des oiseaux ; sa petite cellule s’abritait sous les rameaux épais d’un grand chêne, et son oratoire s’élevait gracieusement au milieu du lierre et du troène.

Saint Vulgis passa plusieurs années dans cette retraite, ignoré des hommes et connu de Dieu seul. Un acte de charité jugé miraculeux décela sa présence. Un paysan de Marisy gardait, — de l’autre côté de l’Ourcq, deux vaches, — deux vaches bien-aimées, unique soutien de sa vieillesse. Le cours d’eau, gonflé par les pluies, couvrait toute la vallée. Imprudem-