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LECTURES DU SOIR.

de Savenay ! Pas une lumière aux fenêtres, pas un passant attardé ! la terreur enfermait les habitants dans leurs maisons noires, sous les barres et les verrous des portes ; les Guérandais avaient entendu le canon pendant toute la matinée. Quelle que fût l’issue du combat, ils devaient craindre l’envahissement de vaincus désespérés, comme l’envahissement de vainqueurs intraitables.

Les deux compagnons de fuite marchaient rapidement sur les pavés raboteux, et leur pas retentissait d’une façon sinistre ; ils arrivèrent à la place de l’Église et bientôt sur les remparts.

De là, ils purent entendre le bruit croissant qui venait de la campagne, un murmure menaçant dans lequel éclataient quelquefois des détonations d’armes à feu.

La pluie avait cessé ; la lune apparaissait au travers des nuages déchirés, bas et sombres, que le vent de l’ouest tordait sous ses rafales ; par suite d’une illusion d’optique, l’astre des nuits, comme pris de vertige, semblait fuir dans une course insensée ; sa lumière, très-vive par instants, éclairait violemment la campagne dont elle relevait les moindres lignes avec une remarquable netteté, et promenait sur le sol des ombres larges et rapides.

Le comte et Kernan jetèrent alors un coup d’œil vers la mer ; la baie de Guérande s’ouvrait devant eux au delà de l’immense échiquier des marais salants. À gauche, le clocher du bourg de Batz sortait des dunes jaunâtres ; plus loin, la flèche du Croisic, estompée par la brume, terminait cette langue de terre qui se perdait dans l’Océan ; à droite, à l’extrémité de la baie, les excellents yeux de Kernan purent distinguer encore le clocher de Piriac. Au delà, la mer étincelait sous le faisceau des rayons lunaires et se confondait dans un même éclat avec la ligne du ciel.

Le vent soufflait violemment ; les maigres arbres agitaient leur squelette décharné, et de temps en temps, une pierre, détachée de son alvéole, roulait du haut des remparts dans le fossé bourbeux.

— Eh bien ! dit le comte de Chanteleine à son compagnon en s’arc-boutant contre le vent. Là-bas, le Croisic ; là-bas, Piriac. Où allons-nous ?

— Au Croisic, nous trouverions plus facilement une barque de pêcheur ; mais s’il nous fallait revenir sur nos pas, une fois engagés dans cette langue de terre, nous serions fort embarrassés, et il deviendrait facile de nous couper toute retraite.

— À tes ordres, Kernan. Je te suis, mais prends par le plus court, sinon par le plus sûr.

— M’est avis de tourner la baie et de marcher sur Piriac. C’est à trois lieues à peine, et, d’un bon pas, nous y arriverons en moins de deux heures.

— En route, répondit le comte.

Les deux fugitifs quittèrent la ville, au moment où les premiers rangs des Vendéens y entraient par le rempart opposé, forçant les portes, escaladant les fossés, donnant un véritable assaut. Des lumières apparaissaient rapidement aux fenêtres ; la paisible Guérande s’emplissait d’un bruit et d’un désordre inaccoutumés. Des détonations ébranlaient ses vieilles murailles, et bientôt la cloche de son église jeta dans les airs les sons haletants du tocsin.

Le comte éprouva un violent serrement de cœur ; sa main se crispa sur son fusil ; on eût dit qu’il allait retourner au secours de ses infortunés compagnons.

— Et Mme la comtesse ? dit Kernan d’une voix grave, et ma nièce Marie ?

— Viens ! viens ! répondit le comte en descendant d’un pas rapide les talus de la ville.

Bientôt le maître et le serviteur furent en pleine campagne ; ils gagnèrent la côte pour éviter la route ordinaire et tournèrent les marais salants dont les mulons de sel étincelaient sous les rayons de la lune. Des murmures sinistres venaient au travers des arbres rachitiques courbés sous le vent du large, et l’on entendait l’assourdissante mélancolie de la marée montante.

Plusieurs fois des cris douloureux arrivaient ; quelque balle perdue venait s’aplatir avec un bruit sec sur les rochers de la côte. Des flammes d’incendie éclairaient l’horizon de reflets blafards, et des bandes de loups affamés, sentant la chair vive, poussaient dans l’ombre leurs sinistres hurlements.

Le comte et Kernan marchaient sans échanger une parole ; mais les mêmes pensées les agitaient et se communiquaient de l’un à l’autre aussi distinctement que s’ils eussent parlé.

Quelquefois ils s’arrêtaient pour regarder en arrière et examiner la campagne ; puis, ne se voyant pas poursuivis, ils reprenaient leur marche à grands pas.

Avant dix heures, ils atteignirent le bourg de Piriac ; ils ne voulurent pas se hasarder dans ses rues et gagnèrent directement la pointe Castelli.

De là, leur regard s’étendit sur la pleine mer ; à droite, se dressaient les rochers de l’île Dumet ; à gauche, le phare du Four jetait ses éclats intermittents à tous les points de l’horizon ; au large, s’étalait la masse sombre et confuse de Belle-Île.

Le comte et son compagnon, n’apercevant aucune barque de pêcheur, revinrent à Piriac. Là, plusieurs chaloupes, ancrées sur le sable, se balançaient à la houle de la marée montante.

Kernan avisa l’une d’elles, qu’un pêcheur se disposait à quitter après avoir replié sa voile.

— Oh hé ! l’ami ! lui cria-t-il.

Le pêcheur interpellé sauta sur le sable et s’approcha d’un air assez inquiet.

— Viens donc, lui dit le comte.

— Vous n’êtes point de chez nous, dit le pêcheur après avoir fait quelques pas en avant. Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Peux-tu prendre la mer cette nuit même, dit Kernan, et nous conduire…

Kernan s’arrêta.

— Où ? fit le pêcheur.

— Où ? nous te le dirons une fois embarqués, répondit le comte.

— La mer est mauvaise et le vent de surouë n’est pas bon.

— Si on te paye bien ? répondit Kernan.

— On ne payera jamais bien ma peau, fit le pêcheur, qui cherchait à dévisager ses interlocuteurs.

Après un instant, il leur dit :

— Vous venez du côté de Savenay, vous autres ! Ça ronflait, là-bas !

— Que t’importe ! fit Kernan. Veux-tu nous embarquer ?

— Ma foi, non.

— Trouverons-nous dans le bourg quelque marin plus hardi que toi ? demanda le comte.

— Je ne crois guère, répondit le pêcheur. Mais, dites donc, ajouta-t-il en clignant de l’œil, vous ne dites que la moitié de ce qu’il faut dire pour qu’on vous embarque ! Qu’offrez-vous ?

— Mille livres, répondit le comte.

— Du mauvais papier !