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L’ÉCU DE CHARLEMAGNE.

tifs. On rangea l’atelier ; on fit du feu dans le poêle ; un châssis de toile, garni de bougies, fut suspendu au plafond en guise de lustre, un bureau fut placé au milieu de l’atelier pour servir de tribune aux orateurs ; l’on plaça devant l’unique fauteuil, qui devait être occupé par le critique influent, et l’on disposa sur une table tous les volumes : romans, poëmes, feuilletons dont les auteurs devaient honorer la soirée de leur présence. Afin d’éviter toute collision entre les différents corps de gens de lettres, l’atelier avait été, en outre, disposé en quatre compartiments, à l’entrée de chacun desquels, sur quatre écriteaux fabriqués en toute hâte, on lisait :

CÔTÉ DES POÈTES. — ROMANTIQUES.
CÔTÉ DES PROSATEURS. — CLASSIQUES.

Les dames devaient occuper un espace pratiqué au centre.

— Ah çà ! mais, ça manque de chaises, dit Rodolphe.

— Oh ! fit Marcel, il y en a plusieurs sur le carré qui sont accrochées le long du mur. Si nous les cueillions !

— Certainement qu’il faut les cueillir, dit Rodolphe en allant s’emparer des siéges qui appartenaient à quelque voisin.

Six heures sonnèrent ; les deux amis allèrent dîner en toute hâte et remontèrent procéder à l’éclairage des salons. Ils en demeurèrent éblouis eux-mêmes. À sept heures, Schaunard arriva accompagné de trois dames qui avaient oublié de prendre leurs diamants et leurs chapeaux. L’une d’elles avait un châle rouge, taché de noir. Schaunard la désigna particulièrement à Rodolphe.

— C’est une femme très comme il faut, dit-il, une Anglaise que la chute des Stuarts a forcée à l’exil ; elle vit modestement en donnant des leçons d’anglais. Son père a été chancelier sous Cromwell, à ce qu’elle m’a dit ; faut être poli avec elle ; ne la tutoie pas trop.

Des pas nombreux se firent entendre dans l’escalier, c’étaient les invités qui arrivaient ; ils parurent étonnés de voir du feu dans le poêle.

L’habit noir de Rodolphe allait au-devant des dames et leur baisait la main avec une grâce toute régence ; quand il